Une binoclarde et un monstre vegan
Dans la grande salle Lumière à la projo du Bon Gros Géant de Spielberg, tonnerre d’applaudissements lorsque les logos Disneyland et Amblin apparaissent : hop, en quelques secondes, la moyenne d’âge du public redescend en dessous de la barre des dix ans. Il faut dire que l’alliance Roald Dahl-Spielberg promettait une osmose parfaite entre les univers de deux immenses conteurs. D’un côté la féérie pour enfants élus de l’écrivain britannique, de l’autre le goût des binômes bouleversants entre monstres gentils et enfants éveillés. De fait le film semble se vivre comme un remake d’E.T traduit dans les termes apaisés et sirupeux du conte de fées Disney : une petite orpheline binoclarde (la merveilleuse petite Ruby Barnhill) rencontre lors d’une nuit d’insomnie un gentil monstre vegan qui, d’une poignée de mains, la kidnappe et l’embarque dans le monde des géants. Dans sa tanière, ils se font face, se découvrent et se contemplent ébahis. Le film n’aurait pu être que ça, une succession de champ-contrechamps spielbergiens (ce regard qui se dilate sous le coup d’une terreur émerveillée), de jeux d’échelle entre un petit bout de fille et un géant numérique. Sauf qu’il lui faut cocher une à une les cases du film pour enfants. Dès lors qu’il s’aventure en dehors de cette union, il souffre donc des mondes qu’il traverse : d’une part un arrière-plan londonien qui débouche sur une visite à Buckingham Palace d’une laideur assez inouïe, de l’autre un univers de conte de fées travaillé entre l’ingratitude du monde des géants et la féérie éthérée du monde des rêves. On se met alors à imaginer ce que le film aurait pu être tant le monde Disney partage avec le monde spielbergien une chose commune : celle de l’image de trop, de l’image crainte, autour de laquelle s’enroule tout le film. C’est cette image qui manque ici : une image de mort qu’apporterait avec elle un souffle onirique, empêchée, semble-t-il, par un paysage du film pour enfants devenu beaucoup trop formaté pour en montrer son envers cauchemardesque et métaphysique. Restent les deux plans finaux, où se déploie tout l’émerveillement du plan spielbiergien : l’effarement d’un regard glissant de l’enfant au monstre, joué par un Mark Rylance dont on comprend que Spielberg décèle dans son regard ce qui l’a toujours intéressé : une flamme d’enfant qui vacille.
MJ
Passeport jeunes (1)
Rituellement, Cannes est le grand marché des images de la jeunesse. Aux quatre coins mondialisés de la sélection, des films font valoir la déclinaison locale de ce vieux et beau cliché, né voilà plus de soixante ans en même temps qu’un tube d’Elvis. Soit: des jeunes par bande, paumés par principe, beaux en général et pleins d’une énergie contrariée qu’on charge de dire comment, chez eux, se vit ou s’imagine la zone flottante par où s’aborde l’âge adulte. Par exemple: au Cambodge dans Diamond Island (Semaine de la Critique), du français Davy Chou, qui retourne du côté de Phnom Penh où sont ses origines et où il tournait il y a quelques années un documentaire, Le Sommeil d’or, fort prometteur. Ce documentaire, déjà, voyait son sujet (l’âge d’or du cinéma khmer) avantageusement parasité par des petites poches de plaisir d’esthète, où parlait le goût de Davy Chou pour ce cliché de la jeunesse, élevé au carré par le maniérisme asiatique des années 90. Basculant dans la fiction avec Diamond Island, il défait sa ceinture d’un cran en usant d’une intrigue idéale pour satisfaire ce genre d’appétit: quelques jeunes venus de la campagne, sapés gominés, s’enivrent de filles et de rêves d’Amérique sur l’île de diamant du titre, qui se trouve à un pont de la capitale et où ils vivotent en travaillant sur le chantier d’un futur complexe d’immeubles et de commerces de luxe. On peut lui reprocher de ne s’intéresser que trop peu, ou de façon trop utilitariste, à ce qu’implique cette topographie. En revanche, on ne saurait lui tenir rigueur de ne tricoter que des mailles de clichés (errance en scooter sur musique aérienne, néons partout, karaoké au bout), tant c’est le loi du genre, et surtout parce que c’est là que Davy Chou se révèle le plus inspiré, dans les variations minutieuses sur programme imposé. Parmi celles-ci, le film offre notamment, sur un parking, une scène de tourbillon automobile qui est parmi les plus belles qu’on ait vues depuis le début du festival.
JM
Passeport jeunes (2)
Autre pays, autre cliché, autre jeunesse: blanche trash, biberonnée au rap dirty south, avec horizon cristal meth et famille nombreuse en caravane pourrave. Celle que filme ici Andrea Arnold, pour un American Honey en compét, à quelques encablures socioréalistes de son Fish Tank. Cette jeunesse-là, c’est à peu près celle qui intéresse depuis le début Harmony Korine et qui trouvait son Equipée sauvage avec Spring Breakers. D’ailleurs le cliché ici est moins celui de la jeunesse, que de ces régions du Sud des États-Unis dont Arnold filme les visages et le panorama dans la tradition évidente de la grande photographie réaliste américaine. De ce point de vue, le geste est irréprochable, depuis la belle manière béhavioriste des premières scènes au fond des poubelles, jusqu’aux galeries de portraits pointilleux glanés parmi les nombreux figurants (riches bouseux à chemises western, ouvriers tannés des concessions pétrolières), et qu’autorise une charpente de road movie façon Honkytonk Man ou Deux filles au tapis (une fille fuit sa misère en rejoignant d’autres marginaux de son âge, partis en camionnette vendre des magazines au porte-à-porte). Le pari d’Andrea Arnold serait de tremper cette exigence dans l’eau sucrée d’une esthétique teenage et sexy, qu’elle ne maitrise pas moins. Pari assez habilement réussi, d’autant que son récit en faux-plat parvient à contourner beaucoup d’écueils prévisibles, à commencer par celui de l’ennui (2h40, quand même).
JM
Cuisine interne
Une biche malade
Présenté à la Semaine de la Critique, Happy times will come soon d’Alessandro Comodin ne cache pas d’où il vient. Il a même la clarté de ses mystères, ceux-là mêmes qu’Apichatpong Weerasethakul et Lisandro Alonso font briller depuis des années dans un recoin du cinéma international. Aussi le film laisse cette impression paradoxale de cultiver les motifs de son étrangeté au point d’allumer tous les signaux de reconnaissance habituelle. Soit l’idée d’un film coupé en deux, dévalant une pente merveilleuse et une autre d’apparence documentaire le long d’une ligne de crête formée par le récit oral d’une fable. Ici, une biche malade captive d’un loup amoureux et qui finira par mourir. Comme poussé le long de ce récit matriciel, le film emboîte donc ses temporalités (l’errance de deux fugitifs, la rencontre d’une jeune femme et d’un jeune homme) en les faisant passer à travers un trou creusé dans le sol limoneux d’une forêt. Le trou est ici, littéralement, un piège. Piège dans lequel s’enfoncent univers et personnages pour mieux se répondre par un système d’échos où chaque élément vaut comme allégorie de l’autre. Le film, indéniablement, est une splendeur pastorale où brillent des scènes d’une sensualité apaisée et sublime. La force de Comodin est de teinter le mystère trop volontaire de ses images d’un regard plus mutin et ouvert. Reste tout de même une incertitude sur le centre de gravité de l’ensemble qui paraît au final glisser sans fin d’une allégorie à une autre. Comme si le film n’arrivait pas tout à fait à sortir d’une petite gourmandise originelle qui serait d’avoir voulu importer le cinéma des autres dans la forêt transalpine.
GO
Une idiotie
Vanté par la presse comme la première comédie du festival, Toni Erdmann n’en a les qualités que par incidence, au détour de quelques scènes montées sur une échelle qui se révèle bien plus amère. Il suffit de regarder sa forme comme un retour au cinéma dogme pour en déceler la véritable matrice. Le film de Maren Ade n’est pas une comédie mais une idiotie, de celle inventée par Lars Von Trier quand il observait ses personnages jouer au fou pour faire avouer le sinistre jeu du monde. Sans atteindre les vertiges nauséeux du film de 1998, Maren Ade a présenté au festival une sorte de succédané socialement plus serré et humainement plus digeste. Qui sait s’il n’y a pas là une manière d’hommage secret au cinéaste danois, banni de la Croisette pour avoir vanté sous Temesta les charmes de la vaisselle nazie.
GO
Un cas d’école
On est allé faire un tour à la Semaine de la critique pour notre habituel rendez-vous avec le Jeune Cinéma Français, ici représenté par Julia Ducournau, promotion Fémis 2008, département scénario. Son premier essai, intitulé Grave, a créé le buzz en tramant l’indécrottable récit d’éveil au sexe à une intrigue de série B cronenberguienne : une oie blanche végétarienne y développe une pathologie bizarre qui lui donne des grosses fringales de chair (comprendre : de bite). Condamné d’avance, Grave ne va nulle part mais déroule sa petite chronique hormonale avec un goût ponctuellement inspiré pour le sketch sexy et trash, façon Kourtrajmé girly. En faisant de la découverte du plaisir une sorte de démence gourmande et irraisonnée, le film évite de se laisser tenter par une ambition trop grande (un Carrie français, par exemple) tout en s’accommodant paresseusement du package figuratif qui circule entre tous les cinéastes de sa génération. On y retrouve ainsi le même casting d’anges démoniaques, les mêmes synthétiseurs ampoulés, la même image rutilante et le même décorum de grandes écoles que dans les trois quarts de la production franco-belge qui rêve d’Amérique. Aucune raison, donc, de trop s’emballer à propos de ce spectacle croquignolet et insignifiant, d’autant qu’on se souvient du cas Marina de Van qui, même parcours studieux et même fantasme de gore féminoïde, avait suscité la curiosité en 2001 avec un feuilleton cannibale à peu près similaire (Dans ma peau), avant de finir par faire proprement n’importe quoi.
LB
On avait prévu de vous dire un mot du film de Nicole Garcia.
Mais on va plutôt vous montrer cette vidéo d’un perroquet qui pète.
Chronic’art recrute
Avis aux amateurs: un poste risque de se libérer prochainement aux Cahiers du Cinéma. Au bout de seulement trois jours de compétition, Vincent Malausa se hisse à nouveau sur la première marche du podium, avec une confortable avance. On prépare le contrat.
J’adore votre critique de Mal de Pierres, elle donne envie et est super bien écrite.