Un monstre. Radiohead vient d’accoucher d’un monstre fragile, paradoxal, élaboré en équilibres instables, loin, très loin de l’évidence qui plaît tant au « public rock ». Une musique mutante tentant de brouiller les codes en s’engageant dans la voie de l’expérimentation sous la tutelle de maîtres du jazz et de l’electronica. Une suite de morceaux où rien n’est laissé au hasard. Ni la science des arrangements et des collages, ni la production « savante ». Malheureusement, si Kid A contient son lot de réussites, de titres captivants (la colère froide sortant de la voix douloureuse de Thom Yorke sur How to disappear completely, le judicieux collage de segments sur Optimistic), il manque, dans son ensemble, de fortes compositions et de radicalité dans son ambition de traduire ce qui appartient si bien à d’autres (Aphex Twin, Autechre, pour ne citer que les influences du catalogue Warp) : que dire ainsi des interludes Treefingers, bande son échappée de Blade runner, si ce n’est que c’était à écouter… en 1980, de l’anecdotique Motion picture soundtrack ou des deux premiers titres, petites pièces bidouillées sur clavier, si ce n’est que, même jouées avec retenue (Kid A ne retenant l’attention que grâce à une ligne de basse soutenue), elles sont très éloignées de la démarche singulière qui animait il y a encore trois ans les Oxfordiens.
Les membres de Radiohead s’éloignent… et c’est peut-être toujours la même ambivalence qui les anime : démythifier le rock, et faire de cette négation une source de puissance déchirante. Jusqu’au dégoût pour sa propre ambition cette fois ? Car l’émotion ressentie sur la plupart des chansons des deux précédents albums, cette tentation souvent heureuse de se livrer désespérément, n’est plus aussi présente ici, alors que leur appropriation de thèmes déjà existants (les jazzmen dopés au Jazz Workshop de Mingus sur The National anthem), reste trop visible pour être totalement convaincante. Chose d’autant plus regrettable que cette approche tout en mouvements fonctionne très bien sur Morning bell.
Kid A fait partie de cette poignée d’albums produits dans l’histoire (du rock ?) que l’on pourrait qualifier de terrifiants, ne répondant à aucun ordre pré-existant tout en étant sur-référencé. Disque de transition amorçant la recherche d’une nouvelle identité ? Disque se voulant anticiper, ou déjà participer de l’avenir musical ? Radiohead continue par moments à écrire de belles narrations sur les sujets les plus vrais, en criant son dégoût du monde, captant/rediffusant des données majeures de l’époque (pêle-mêle : fragmentation, paranoïa, parasitage, etc.). Soit la chronique terrible, en chansons et interludes mineurs, de notre temps. Dommage que les jeux d’influences leur aient fait perdre ici ce qui était l’essentiel de leur charme, à savoir l’expression d’une musicalité exceptionnelle tendant à l’universel.