Ce texte court et assez étonnant a d’abord paru en 1921 dans la Revue de synthèse historique. Il s’agit ici de noter le phénomène de la fausse nouvelle ou de la déformation des faits qui a été frappant lors de la guerre qui venait juste de s’achever. Cette expérience de la fausse nouvelle qui s’est répandue au front comme à l’arrière montre qu’il n’y a pas de bons témoins. Mieux encore, elle montre que circulant, l’information se déforme de manière étrange, jusqu’à ne plus ressembler du tout au fait ou à l’événement qui lui avait donné naissance. L’erreur n’est donc pas simplement un bruit parasite qu’il faudrait nettoyer pour tenter de retrouver la vérité, mais elle peut constituer par soi un objet d’étude très important pour l’historien. Comment naissent les fausses nouvelles ? Quelle est leur substance ? Comment se propagent-elles et pourquoi s’amplifient-elles ?
La fausse nouvelle telle que l’historien la retiendra ne relève pas de l’intention de tromper, ni d’un plan prémédité et stratégique. Elle révèle un état d’esprit ou un bouillon de culture propice à son développement. Partant d’un fait anodin qui lui sert de prétexte ou d’occasion, elle cristallise des préjugés, des haines, des craintes et brosse un tableau de la réalité telle qu’inconsciemment les hommes qui y sont impliqués et partie prenante, la désirent. La fausse nouvelle instruit sur la véritable psychologie des foules. Si elle pullule en temps de guerre, c’est que les hommes privés de tout se fabriquent des repères, construisent un monde au cœur de son effondrement. Au-delà de l’esprit critique, « signe de la bonne santé mentale », le besoin de croire s’impose désespérément lorsque la vie est en danger permanent de mort. Le plus troublant reste que ces inventions ne vont pas dans le sens du réconfort : les Allemands coupent les mains, les ouvertures que l’on voit pratiquées sur les façades des maisons en Belgique dissimulent des francs-tireurs fous, un vieux soldat allemand originaire de Brême, capturé sur le front à Braisne, deviendra le sale espion français travaillant pour le compte des Boches, les femmes crèvent les yeux des soldats blessés, etc.
De là cette conclusion étonnante que les fausses nouvelles se fabriquent dans les cuisines, « là où des hommes venant de groupes différents peuvent se rencontrer ». La censure opérante n’avait abouti qu’à une chose, rendre caduques toutes les nouvelles imprimées par les journaux, quand bien même l’événement qui y figurait était vrai, d’où un stupéfiant renouveau de l’antique tradition orale, celle qui engendre les mythes et les légendes. Autrement dit, il est préférable de revenir seul et de loin pour avoir quelques chances que vos récits soient crus, et mieux encore racontés. Et comme en temps de guerre il y a tout autant de raisons de croire que de douter, le scepticisme deviendra une forme de crédulité. La fausse nouvelle fait son chemin et suit son cours de bouche à oreille, remplissant son rôle de miroir de la conscience collective. On n’en sort pas. Ce qu’engendre l’imaginaire collectif lorsque le collectif s’en va se broyer dans les tranchées est abominable. Mais on reste sur sa faim : d’où viendrait la guerre si ce n’était des mensonges qu’elle engendre ? « Feu à volonté ! » : réponse de bon sens…