C’est en 1995 et 96 qu’Antoine d’Agata a parcouru le Mexique, rapportant de son séjour au Chiapas ces photographies qu’un éditeur bien inspiré lui donne aujourd’hui la possibilité de faire connaître à un public plus large que celui du » festival des trois continents « , où ses photographies firent l’objet d’une exposition croisée – en regard de celles de Bernard Plossu.
Mais c’est un Mexique à mille lieues des plages d’Acapulco ou des pyramides aztèques. Les photos sont toutes cadrées de façon à ce que rien n’interfère du cadre ou du décor dans le rapport qu’il tente de mettre en place entre son sujet et lui, ces gens qu’ils photographient dans des bars déserts, sombres et sales. Parce qu’Antoine d’Agata, partant au Mexique, ne voulait pas en ramener de cartes postales.
Et c’est comme si Acapulco n’existait pas, comme si Tijuana n’était pas devenue une ville pour touristes bedonnants. Et parce qu’il faut prendre les gens au plus près, sans leur laisser la possibilité de se fondre dans le décor, pris dans les rets du quotidien.
Parce qu’il ne les photographie pas au téléobjectif mais frontalement ; et c’est un Mexique noir, tout en violence contenue, en désirs scorpions, où les femmes vous lancent des regards de mantes-religieuses, des yeux noirs – où les femmes, dans des bordels sinistres, se déshabillent pour des hommes occupés à boire, à parier sur des poulets décharnés et à se battre. L’art de ce photographe ne se contente pas des reflets, des » images » au charme desquelles il refuse de succomber.
En collant aux gens, en descendant vivre avec eux dans les mêmes trous désolés, c’est leur part d’ombre qu’il photographie, investissant leur solitude, leur détresse ou leurs frustrations, leurs désirs, toute cette vie qui les fait si beaux, si nobles dans leur mutisme. Aucune exubérance, aucun lyrisme dans cette vision du Mexique et des mexicains : rien que des visages cuits par le soleil et des corps épuisés par un désir que l’on ne peut fixer. Ses photos sont floues, ses personnages sont » bougés » : il ne s’agit pas pour lui de les arrêter, le temps d’un cliché, et de les cantonner à un espace dans les limites duquel ils seraient nets (la profondeur de champ).
S’il doit exister une éthique de la photographie et du voyage c’est, dans certains cas, dans la méfiance ou le refus du cliché net et bien cadré qu’elle pourrait se dévoiler.
Antoine d’Agata n’est pas un photographe comme il en existe tant – qui mitraillent en déléguant à l’appareil photo le soin d’enregistrer ce qu’ils n’ont pas vu/pas vécu, peu regardant quant au devoir d’un homme dont on attend qu’il investisse les choses et qu’il nous les donne à voir de l’intérieur.
Et c’est en homme dont l’art et le regard n’effritent pas la vie mais viennent au contraire l’investir d’un poids sans égal, il regarde avant de photographier. Chacune de ses photographies s’impose alors comme un fruit mûr touche le sol : la photo n’intervient qu’au paroxysme du rapport qu’il est parvenu à instaurer, dans le silence de ces tripots déserts, entre cette femme et lui.
Arnaud Bertina
Livre disponible (avec des tirages originaux) à la librairie « A la librairie », 8 impasse Guéménée, Paris IVe.