Les personnages de Javier Marias sont toujours un peu spectateurs d’eux-mêmes, de leur propre existence et de celle des autres. Ils ne sont jamais vraiment dans les choses, jamais vraiment au premier degré dans les situations, si délicates soient-elles. Les thèmes des douze nouvelles réunies dans Quand j’étais mortel ne sont pourtant pas de ceux qui supportent aisément le second degré. La souffrance et la mort sont omniprésentes ; la dépression, la maladie, la trahison sous toutes ses formes, le meurtre, le suicide sont au cœur de la narration, souvent nœud même de l’intrigue. L’écrivain madrilène ne cède toutefois jamais à la tentation didactique ni au traité de métaphysique. La gravité du propos est constamment -et fondamentalement- relativisée par un sens aigu du dérisoire, voire du grotesque. La forme même de la nouvelle peut-être y contribue, qui pousse à traiter de manière fulgurante, à peine ébauchée parfois, les sujets les plus primordiaux, les plus infinis. Mais c’est surtout que Marias aime s’arrêter aux pensées incongrues qui nous traversent dans les moments pénibles. Dans Moins de scrupules, une jeune femme réservée et très mal à l’aise dans son rôle d’apprentie comédienne porno apprend malgré elle à regarder avec humour sa propre gêne. Examinant les vêtements de ses concurrentes de casting, elle songe au ridicule d’être vêtue, d’avoir même choisi avec soin sa tenue, alors que c’est nue qu’il faudra jouer. Face à son futur partenaire, l’absurdité de leurs présentations formelles et de leur conversation conventionnelle l’obsède, ne pouvant se défaire de l’idée d’avoir à « la lui sucer sans préambule quelques instants plus tard » -les mots qui lui viennent la surprennent elle-même. Narrateurs et personnages partagent tous ce regard décalé sur les événements, jusqu’à l’assassin, qui, dans Sang de lance, prend soin -cynisme ultime- de replacer les lunettes sur le nez de sa victime, qui pourtant n’aura plus jamais rien à voir, si ce n’est le chemin de l’enfer.
Marias ne brosse pas de grands portraits psychologiques, ce sont de petits détails concrets, d’ordre vestimentaire par exemple, ou bien des attitudes, des paroles, qui suffisent à définir des personnages et des situations. Il observe les hommes, dans leurs gestes les plus quotidiens, les plus banals, ces gestes auxquels nous avons cessé de songer, et qui pourtant nous constituent, nous dévoilent mieux que n’importe quelle généralité sur notre personnalité. Il a le goût de l’infime comme manifestation de l’essentiel ; il aime la poésie du Temps indécis, cet instant en suspens, temps incalculable, moment de doute indescriptible, qui prend vie entre « pas encore » et « ça y est ». Au football, ce sont les quelques secondes d’angoisse qui précèdent le but, même si l’issue semble certaine, mais que tout pourtant peut encore arriver pour la déjouer. C’est la ligne de démarcation, « la différence abyssale entre ce qui est inévitable et ce qui n’a pas été évité », ce temps véritablement indécis qui précède ce qui sera définitif, mais qui n’est pas encore arrivé. C’est un temps qui nie l’imminence, à l’image du mur invisible qui sépare la vie et la mort. Javier Marias, qui aime les univers étranges, à la limite du fantastique -on rencontre quelques fantômes dans ce recueil-, est avant tout un observateur poétique du monde.