Le défaut courant de la littérature philosophique actuelle, c’est qu’elle ne dit rien et se contorsionne pour le dire. Certains cas d’espèce sont admirables, on taira les noms par indulgence. Autant dire qu’en France, il n’y a plus de philosophes. Ou bien s’il en existe, il se sont soigneusement cachés sous des cailloux, au creux d’une lande déserte, non loin de l’océan, ils ne publieront certainement pas de sitôt. Paix à leur silence… En revanche, l’Espagne peut en compter au moins un et celui-ci ne fait pas rire… Ferlosio est au cœur de son sujet et pas près d’en démordre, un guerrier tout en arme qui manie le glaive de manière splendide et effrayante.
Il serait parfaitement vain de vouloir résumer ce livre curieusement bâti, qui se compose d’une bonne centaine de livres, déjà en partie écrits ou à encore écrire. Chaque paragraphe forme un petit traité, chaque phrase est une provocation à l’immobile et imbécile passivité satisfaite. Pour prévenir tout de suite des soupçons sur le style et le ton écrasants de l’auteur, il faut citer : « Plût au ciel que le cuisant sentiment de ridicule que suscite en moi le ton d’arrogante conviction de ma voix intérieure quand je relis l’un ou l’autre de mes textes, fût capable d’améliorer, c’est-à-dire de rendre neutre et impersonnel l’impact de mes paroles ! » Peine perdue, c’est la guerre totale dans le flux des sentences meurtrières.
Contre les grossièretés romantiques qui suent la complaisance, il faut déclarer une bonne fois pour toutes que c’est la vie qui est triste, sinistre et poussiéreuse, mais vert l’arbre idéal de la théorie ; et dorée la fleur imaginaire de l’utopie… Ce sont quelques aphorismes définitifs qui remettent rudement le monde à l’endroit : « Tout n’était que pure comédie : la cigale n’était pas heureuse de chanter, et la fourmi n’avait pas le moindre besoin d’entasser du blé, la première chantait par sottise, et c’est par sottise que s’évertuait la seconde. » La haine est enfin consommée entre le philosophe et le journal du matin, « l’instrument d’exécution », qui s’arroge le droit exorbitant et infâme d’écrire l’avenir du jour, préméditant ainsi l’universelle et accablante servitude humaine. Ferlosio n’y va pas par quatre chemins : le quatrième pouvoir est à guillotiner ! Les temps auront réellement changés lorsque les journaux paraîtront avec 13 / 17e de pages blanches. Terrible lucidité : l’instrument de servitude est la propagande de l’actualité, la fausse nouveauté qui fauche toute velléité d’aller vivre par soi-même, ce qui est devenu le suprême tabou. Ere des masses, ère du bétail humain. La presse quotidienne est la sous-vie ou la vie invécue par procuration. Le régime de terreur ordonne de ne pas s’en rendre compte. « Faux, mais sûr : voilà leur devise ; car naturellement, les vérités sont toujours fausses, la preuve en est que leur cortège ne se compose pas de savants mais de gardes du corps. » Que le monde ne date pas d’hier, il n’y a qu’à lire l’Iliade. Et que l’on n’aille pas non plus se récrier hypocritement qu’en plein XXe siècle, il est scandaleux que l’on doive voir encore des choses comme ça, les siècles d’histoire ne sont pas des cours d’historiographie, et l’invention de l’Histoire Universelle n’a vu le jour que sous les dictatures naissantes. Quant à la fameuse accélération de l’Histoire, n’en déplaise à nous-mêmes, elle n’est que l’accélération de la vitesse de l’information, un simple effet d’illusion de la technique. Soit : fort peu de chose, en somme.
Pas drôle du tout Ferlosio ? Non et avec raison, on ne l’en remerciera jamais assez : « Lorsque l’humour se constitue en genre, c’est qu’il a décidé de s’éloigner respectueusement des choses sérieuses, afin que celles-ci puissent exercer sans entrave leur arrogante tyrannie. Ainsi, la prétendue rébellion de l’humoriste contre les choses sérieuses s’avère être un pacte secret de complicité. » Un très grand livre, d’une incroyable richesse sur laquelle il faut se précipiter, nous, pauvres français d’un pays sans philosophes.