Au générique de son court métrage La République, lauréat du prix Jean Vigo en 2010, Nicolas Pariser remerciait discrètement Aaron Sorkin. Évitant la copie laborieuse de son modèle – on a pourtant assisté plus d’une fois, ces dernières années, aux greffes calamiteuses de poumons hollywoodiens sur le corps exsangue du jeune cinéma français -, cette incursion dans l’arrière-boutique du pouvoir apportait une vraie réponse à The West Wing. Le grand récit national (la République, donc) y dissimulait les manigances de l’entourage présidentiel visant, suite à la mort subite du chef de l’État, à dénicher fissa un nouveau prétendant. De même dans Agit Pop, le film suivant de Pariser, un magazine culturel parisien vivait un ultime bouclage en forme d’apocalypse, trahissant les rapports de force planqués sous la bannière du progressisme cool. Chez Pariser donc, comme dans les bureaux ou les newsrooms de Sorkin, la fabrique du réel se donne en spectacle, laissant échapper quelques-uns de ses sales petits secrets.
Rien d’étonnant à ce que cette obsession pour les arcanes du politique et de l’information trouve à s’incarner, avec Le Grand Jeu, sous la forme d’un thriller paranoïaque. Sauf qu’il s’agit moins cette fois de filmer le grippage d’une machinerie, que de s’insinuer au coeur de celle-ci pour en sonder la nature profonde. Épousant le regard profane (ou presque) de son héros, Pariser propose l’exploration quasi métaphysique d’une société pensée comme une vaste falsification. Le héros en question est un écrivain, Pierre Blum (Melvil Poupaud), ancienne gloire germanopratine et marxiste défroqué, dont l’oeuvre et les idéaux semblent loin derrière lui. Il végète avec une certaine complaisance dans une forme d’apathie existentielle, son public se résumant désormais aux étudiantes de philo et aux jeunes flâneuses de librairies. Sa rencontre avec une éminence grise du gouvernement (Dussollier, qui parait se régaler dans ce costume) lui offrira la chance de rejouer son passé à des fins cyniques : le mystérieux homme de l’ombre lui commande un manifeste gauchiste appelant à la révolte, en vue de déstabiliser le Ministère de l’Intérieur.
Ici, l’affaire Tarnac croise plusieurs autres chapitres sulfureux de l’histoire politique française. Mais Le Grand Jeu ne se contente pas d’éplucher les dossiers, et préfère remonter un fil littéraire louvoyant entre Borges, Debord et Antoine Bello. Le complot est scruté sous un angle romanesque, éventuellement fantastique : il permet d’ouvrir une brèche ésotérique dans le réalisme clinique de la fiction politique, autorisant chimères et spectres à y circuler librement – même les assassinats discrets ressemblent à des simulations, permettant aux prétendus disparus de refaire surface. La circulation des journaux et des écrits divers, dont la confection est filmée depuis l’imprimerie jusqu’aux kiosques (encore une fois, la fabrique du réel ouvre ses portes) produit une sensation anxiogène de va-et-vient entre scène et coulisses. Si les déjeuners officiels et les conciliabules encravatés envoutent à ce point, c’est qu’ici, plus que jamais, le vrai semble n’être qu’un moment du faux. Sans chercher l’éclat formel, Pariser en tire une inquiétante étrangeté teintée de spleen froid, lisible dans les yeux de Poupaud, guide ténébreux à travers cette France délétère qu’on dirait à jamais figée dans un automne capricieux.
Ne serait-ce que par cette vision désenchantée du manège politique, Le Grand Jeu remplit le cahier des charges du film « générationnel » – le terme, pour une fois, est adéquat. Non pas en ce qu’il véhiculerait la thèse du complot pour mieux dénoncer les manipulations des élites, invitant son public, dans une sorte d’élan kassovitzien, à sortir de la caverne ; mais parce que la conspiration est traitée elle-même comme symptôme d’une époque. Le « grand jeu » de vilains est englobé dans un mouvement général d’assèchement du politique, des idéaux, et même des passions. Chaque parti cherche dans la mascarade une bouée de sauvetage : c’est d’abord le cas des adversaires du système, évidemment (le groupuscule altermondialiste retranché en Corrèze et infiltré par Blum, filmé comme une communauté d’enfants perdus empêtrés dans un babil marxiste tournant à vide). Mais cela vaut aussi pour l’écrivain à l’arrêt qui trouve dans le mensonge un élan nouveau, ainsi que pour les puissants eux-mêmes : tel un auteur en mal d’inspiration, le personnage de Dussollier a besoin d’une fiction pour attaquer ses ennemis politiques – à l’évidence, le chaos des idées ne suffit plus. Dans une ère désillusionnée dont tous les horizons semblent obstrués par un smog épais (à l’image des campagnes embrumées où se joue le second acte du film), la paranoïa profite à tout le monde.
De cette vision noire mais lucide, intriquant tous les signes d’essoufflement de la France contemporaine, Pariser parvient tout de même à extraire quelques parcelles d’optimisme. Par le biais d’une romance elle-même contaminée par la tromperie (Blum se rapprochera brièvement d’une militante joué par Clémence Poésy), Le Grand Jeu articule le problème des illusions perdues à celui du désir de création littéraire, et plus globalement à celui de la volonté. Si tout est faux, pourquoi écrire, et à l’adresse de qui ? Le parcours et les rencontres amoureuses de Blum permettront de retourner la question : la vérité est-elle bien l’enjeu de toute création, et à fortiori, de toute action ? Laissant le romantisme reprendre timidement ses droits en pleine banqueroute idéologique, Pariser suggère que désir et action valent pour eux-mêmes, indépendamment de leurs objets. Car au terme de cette plongée au royaume du cynisme et des idées mortes, un voyage aura tout de même eu lieu, aussi bien spatial que mental, depuis la crise existentielle vécue par Blum à Paris jusqu’aux cambrousses du Sussex, où il s’agit moins de courir pour une idée, une cause, que pour sauver sa vie (et ce qu’il reste de l’amour). Ainsi, le livre dont Blum finira par accoucher grâce à son aventure formulera en creux une promesse rassérénante : si le monde déboussolé par les puissances du faux ne sait plus penser, au moins peut-il encore se montrer sensible aux vestiges du romantisme – et peu importe qu’ils prennent la forme d’une oeuvre écrite par un imposteur magnifique, livrée au seul regard des flâneuses de chez Gibert-Joseph.