Deuxième grande fresque humaniste et existentielle de 2015 après Sense 8, la saison 2 de The Leftovers vient de s’achever dans notre climat social et politique obsessionnel, impossible à ignorer. La saison 1 se terminait sur un attentat psychologique contre la possibilité d’oublier les disparus et le carnage des représailles populaires à l’encontre de ses auteurs, les Guilty Remnants. Difficile alors de ne pas voir dans cette saison 2 non seulement un chef d’oeuvre d’intelligence narrative qui porte très haut le média série TV, mais également, dans les ténèbres de la tragédie nationale qui est la nôtre, un outil de lecture du monde, de partage ému et de résilience.
Kevin, Nora et Jill Garvey s’installent à Jarden au Texas, renommée Miracle, seule ville connue ayant échappée au drame de “The Departure”, cette disparition de masse pendant laquelle 2% de la population mondiale s’est inexplicablement volatilisée. Peu après l’emménagement des Garvey, trois jeunes filles disparaissent tandis que Kevin se réveille sur les lieux du drame, amnésique de ce qui l’a amené jusqu’ici. A Mapletown, les Guilty Remnants sous l’autorité de Meg se radicalisent dans des actions violentes.
Une fois encore, Tom Perrotta et David Lindelof, showrunners émérites, perfectionnent ici un art scénaristique du retour sur un même événement qui oscille habillement entre la convergence progressive des points de vue et la disparition des ellipses. Le procédé, loin de vouloir amener le spectateur à une vision clarifiée et purement rationnelle, répond à autant de questions qu’il n’en pose de nouvelles. Les symboles, les indices et les contingences triviales se téléscopent dans une trame qui conserve pourtant – et jusqu’à la dernière minute de son bouleversant épisode conclusif – une relative générosité linéaire. Le combat à l’oeuvre, dans le fond comme dans la forme, a été déplacé. Il ne s’agît plus comme dans Lost (qui lui fait écho) de la question d’accepter un destin individuel et communautaire, ni comme dans la première saison de The Leftovers d’une concurrence des résiliences mais ici et maintenant de la lutte migratoire – de territoire, donc – entre ceux qui ont injustement tout perdu et ceux qui ont été miraculeusement épargnés. D’où ce générique Instagram-country music volontairement insupportable de niaiserie, presque antithétique du précédent, en pleine mise à distance, moralement dégueulasse, de la tragédie actée. D’où également, au fil de la progression des épisodes, cette suite de questions sans réponses et de constats toujours repoussés.
L’absurde – disait Camus – c’est le divorce entre l’homme et le monde. Saisissante image qui évoque celle de la foule des corps quittant le sol et leurs proches lors du premier générique en forme de peinture sixtine. Cet homme divorcé, séparé du sens du monde, s’incarne magnifiquement en Kevin Garvey. Parce qu’il est venu à Jarden harcelé par une souffrance double (le souvenir de Patti, sa conviction de l’héritage de la folie paternelle) il apparaît comme le porteur pathogéne, l’agent contaminant qui répend la catastrophe là où il pose ses valises. Sa laborieuse tentative de reconstruction – à la fois personnelle et familiale – auprès de Nora constraste avec l’apparente stabilité de leurs nouveaux voisins les Murphy.
“Il n’y a pas de Miracle et nous n’avons pas été épargné” finira par lâcher Michael, leur fils ainé. C’est la deuxième corde thématique de la saison, il est faux de croire que ceux que la grande catastrophe n’a pas touché n’ont rien perdu. Non, décidement, “The Departure” n’est que la forme historique et métaphysique d’une expérience humaine terriblement familière, celle du deuil impossible. Comprendre ici, se sentir de trop dans le monde quand les autres l’ont déjà quitté. Dès lors, peut-être n’y a-t-il rien à comprendre dans une tragédie ? Peut-être le sentiment de perte et d’empathie nous laisse pour toujours étrangers à une conscience froide et une compréhension rationnelle du drame ? Peut-être cette impossibilité d’accès au rouage du mystère représente-elle un moindre prix à payer ? N’y a-t-il finalement que des perdants et pas de coupables ? Que ceux qui restent qui font comme ils peuvent ? Combien de fois faut-il symboliquement mourir pour accepter d’être toujours là ?
La dernière grâce de The Leftovers est de n’opposer aucune solution pratique à la montagne d’interrogations, douloureusement actuelles, qu’elle nous force à considérer. Ou peut-être si, une unique proposition pour surmonter l’atrocité, en miroir du “live together, die alone” de Lost, simplement commencer par “die alone” (au sens de venir à bout de l’ancien soi), pour pouvoir “live together”.
Franklin Fibonacci
Franklin Fibonacci
Gabin Fontaine
Gabin Fontaine
« Kevin, Mary et Jill »
« Sa laborieuse tentative de reconstruction […] auprès de Mary »
Décidement l’auteur a du mal avec Nora (Carrie Coon).
Merci pour ce bel article, à la hauteur du chef d’oeuvre qu’est cette série.
Rafik Seghaier
Rafik Seghaier
Je comprends la tentation de faire un lien avec les attentats de Paris (ce que j’ai également lu ailleurs), mais c’est tout de même un peu forcé. D’autant plus que pour les auteurs de cette série, rien n’est définitif. Rien ne dit qu’il s’agit de deuil…
Merci, c’est corrigé :)
Chaaaaaafouin !