Publié en 1852, deux ans après Moby Dick, qui fut un succès, Pierre ou Les ambiguïtés est tout sauf un récit de marin. C’en est même la parfaite antithèse. Roman terrien en vérité, si l’on considère Pierre, « frais émoulu de l’adolescence », arpentant de son insolente jeunesse les campagnes paisibles, se baignant dans les cours d’eau et dormant sous la roche. Rien à voir, donc, avec Ismaël, jeune lui aussi, mais invoquant la mer comme seul et unique remède à sa sinistrose.
Pierre est tout à son introspection, à des réflexions métaphysiques qui le dépassent. Son âme est ardente, souvent émue, et malgré les bouleversantes remises en cause qu’il traverse, c’est un personnage qui, tout en obéissant aux règles du romantisme, reste terrien et foncièrement statique. Etrange drame, donc, que cette histoire de filiation dissimulée qui vient dévaster le parfait bonheur d’une mère et son fils régnant sur leur Eden américain. Bourré de métaphores, émaillé de références bibliques et de digressions poétiques, c’est un récit où foisonnent mille images éclatantes et qui, bien que difficile, brûle d’une sorte de fièvre.
La mer a fait place aux prairies, mais le style garde un caractère abyssal. Au moyen d’une langue imagée, invoquant tout l’attirail du christianisme pour en défaire une à une les certitudes, Herman Melville sonde le cœur d’une mère orgueilleuse et puritaine ; il accompagne, enthousiaste, les emportements de Pierre, son héros ; il interroge les mystères de la naissance, « le Doigt de Dieu » et pas seulement le Doigt mais « la Main tout entière étendue ». Père disparu, portraits chargés de mystères, souvenirs de vieilles tantes qui lèvent le voile sur un passé jadis dissimulé : les histoires, multiples et protéiformes, se superposent et se complètent. Elles façonnent, en toute ambiguïté, le réel précaire du jeune Pierre. Le romanesque, poussé ici dans ses limites extrêmes, est pour ainsi dire total.