Dans les trois premiers romans que Réjean Ducharme publia dès l’âge de 24 ans aux éditions Gallimard (L’Avalée des avalés, Le Nez qui voque et L’Océantume), les fillettes, ses héroïnes, ont le détachement pessimiste : « Nous éprouvons le sentiment troublant de vivre tout en étant absentes de ce que nous vivons. Nous rêvons. Non, nous ne resterons pas ici à gâcher du mortier. Nous ne bâtirons rien; nous n’aurons pas le temps. »
Ainsi, Iode Ssouvie, narratrice de L’Océantume, est-elle en âge d’endosser de plein fouet les désastres arbitraires (mère ivre, frère grabataire, beau-père veule, maîtresse d’école et voisinage persécuteurs) d’un monde de bonnes gens, tout en anathèmes frileux et en bannissements. Iode a la laideur volontaire, la puanteur, la cruauté et le rire imprenable des maudits maudissant de n’être plus épargnés que par la conscience claire de leur solitude. N’étant plus attachée qu’à ne s’attacher à rien ni à personne, ne tirant plus d’orgueil que de l’abnégation, elle se heurte à l’amitié déroutante d’Asie Azothe, la jolie voisine, son antithèse trop idéale : « Il n’y a que de la sérénité dans la tête d’Asie Azothe, un peu comme il n’y a que du néant dans un ciel serein. (…) Avec elle, c’est jusqu’aux larmes, jusqu’à la passion, jusqu’au sang que je me laisse être dupe, que je me laisse jouer le bon tour. Comme je plains les acteurs à qui leurs répliques interdisent de rire ! »
Mais plutôt que s’acharner à gangrener l’innocence béate de son amie, Iode se voit bel et bien contrainte d’espérer, elle aussi, fût-ce au prétexte de grands départs, le long du littoral océanique : « Quand on part, tout redevient possible (…). Les globe-trotters comme nous trottent ! Ceux qui ne font rien ne font rien parce qu’ils n’osent pas être quelque chose ou qu’ils ont honte de n’être que ce qu’ils peuvent être. » Périples oniriques ou avérés, rencontres et avatars initiatiques, c’est la raison qui finit par rentrer, c’est l’enfance qui n’en finit pas de vous échapper à votre insu: « Les voyages, c’est fini! Je serais une petite fille globe-trotter, mais je ne suis rien puisque je n’ai plus la force d’être partie pour ne plus revenir. Je me sens sycophante. »
De L’Avalée des avalés à Va savoir (Gallimard, 1995), Réjean Ducharme est parvenu à minimiser l’acte de compromission que représente en soi toute littérature de la lucidité absolue, tout comme ses personnages s’efforcent en vain de ne jamais grandir. Et par là, qu’il le veuille ou non, il compte aujourd’hui parmi les rares valeurs authentiques de la littérature française et francophone, la fécondité verbale en plus. Mais il va sans dire qu’il n’est pas à mettre entre toutes les mains.