Il y a quelques figures du rock américain dont on s’étonnera toujours d’entendre encore aujourd’hui les voix, comme venues d’outre-tombe, vivants anachronismes d’une histoire de la musique antédiluvienne : Bob Dylan, Lou Reed, Scott Walker, Johnny Cash… Ces musiciens sont inscrits dans nos gènes, ils perpétuent la tradition rock élémentaire par une parole vivante qu’on croirait momifiée si on n’était démenti à chaque nouveau disque, par l’universalité et l’intemporalité de leurs chansons. Johnny Cash est de ceux-là, qu’on oublie régulièrement, et qui revient éternellement nous hanter, immortel dans son costume noir…
American III solitary man est le troisième volet d’une trilogie de reprises et standards de la musique américaine. Le morceau Solitary man résume bien l’irréductible figure que constitue Johnny Cash dans l’imagerie américaine : « I’ll be what I am, a solitary man. » Sur quelques arpèges de guitare acoustique, Johnny Cash égrène sa perpétuelle mythification, en artiste maudit et solitaire, le « lonesome cowboy », vêtu de noir, le prêtre défroqué, à la foi éternellement vivante. Entre les standards country (Solitary man, That lucky old sun, Wayfaring stranger), la voix immuable de Johnny Cash, pourtant à la limite de l’atonalité ou du monocorde, résonne profondément comme l’archétype de la musique US. La production est minimale, réduite le plus souvent à une simple guitare acoustique. Lorsqu’il y a des arrangements, Norman Blake (de Teenage Fan Club) fait des merveilles à la guitare, et Benmont Bench use de son piano de manière très sibylline, tout entier dévoué aux morceaux.
L’exploit que réalise Johnny Cash dans cette trilogie est la récupération par la tradition qu’il représente des parangons mainstream ou confidentiels de la pop-culture contemporaine. Il reprend One de U2, The Mercy seat de Nick Cave ou I see a darkness de Bonnie Prince Billy comme il reprend les standards de la country, les intronisant du même coup dans le panthéon de la grande musique populaire américaine. Les connotations propres à chaque groupe (l’énormité mainstream de U2, le côté goth de Nick Cave, le tiraillement éraillé de Will Oldham) disparaissent au profit d’une universelle nécessité du songwriting. Dans leur réduction à l’intérieur du patrimoine, ces chansons se trouvent en fait magnifiées, et simplifiées, réduites à leur essence de magnifiques chansons.
On pourrait croire que Johnny Cash se cherche une nouvelle jeunesse, en reprenant les meilleurs morceaux de ces jeunes pousses de la musique pop, mais ce sont eux en fait qui trouvent un second souffle dans ces réinterprétations expurgées de tous leurs oripeaux extra-signifiants. Johnny Cash fait ici le travail de simplification et de réduction vers l’essentiel, qui nous permet de réinterpréter le passé le plus proche, comme le plus ancien. Et il est vraiment touchant de l’entendre chanter en compagnie de Will Oldham I see a darkness, comme le vieux sage passant le relais au jeune disciple, qui perpétuera à son tour la tradition. Le plus beau des testaments pour cette fin de siècle.