« Raconter l’histoire de la vie d’un homme à l’envers dans le temps ». Telle est, selon les propres mots de Martin Amis, la motrice de ce livre. L’exercice aurait pu en rester là, et nous ennuyer. Mais La Flèche du temps est, au fond, un livre grave sur le sens de l’Histoire, puisqu’il évoque l’Holocauste. Et son héros, l’homme qui remonte le temps, n’est autre qu’un médecin nazi.
La « flèche du temps » ayant donc été inversée pour quelque raison obscure, Tod Friendly, citoyen américain et vieillard rajeunissant, « sort des ténèbres » en cette dernière moitié du siècle. Il est affublé, pour les besoins de la mise en scène, d’une espèce d’ange gardien sceptique et angoissé : le narrateur.
Mais l’ange qui, avec les yeux et le jugement épurés d’un enfant sauvage, veille sur Tod Friendly, n’en revient pas de ce qu’il voit. Le monde est incompréhensible. Les gens ne sont pas heureux. Tod, qui est médecin dans un hôpital de New York, sabote les entrailles des patients bien portants, plante un verre dans les crânes et pose des « bébés-bombes » dans le ventre des femmes. Personne ne semble s’en émouvoir. Et la conscience de Tod, en apparence tout du moins, n’en souffre pas. On laissera à chacun le soin de découvrir les subtilités et acrobaties du récit, les vertus et misères de ce monde à l’envers, où les détails sans importance du monde à l’endroit révèlent soudain leur vraie nature, où le sens moral de toute chose est modifié par la direction inversée de la flèche du temps. Le lecteur, quant à lui, est projeté aux frontières de l’absurde. Il s’en émeut, grimace ; il finit par en rire.
Peu à peu cependant, ponctuant cette narration souvent névrotique de petites touches familières, l’Histoire, éclairée du phare lugubre de l’Holocauste, fait son entrée dans le récit. Cette relecture fera, à n’en pas douter, grincer quelques dents. Le lecteur, en tous cas, ne rit plus. Le récit des fours crématoires, loin d’être une justification, ou même une parodie des crimes nazis, n’est finalement qu’un constat destiné, peut-être, à mettre le doigt sur ce qui fut vraiment.
Ainsi, lorsque commence la plongée dans l’indicible d’Odilo Unverdorben, alias Tod Friendly, l’ange gardien du bourreau d’Auschwitz a ces mots d’une parfaite innocence, qui sonnent comme un soulagement : « le monde va commencer à être compréhensible ». Démonstration par l’absurde : depuis Auschwitz et Treblinka, on sait qu’il ne l’est plus.
David Boratav