Il y a comme deux humeurs qui cohabitent chez Spielberg, deux rapports à l’histoire qui souvent s’intriquent à l’intérieur d’un même film. D’un côté, une veine édifiante, un pompiérisme qu’on pourrait faire remonter à son admiration pour David Lean ; de l’autre, une veine beaucoup plus profane et intime, davantage fordienne. Comme chez Ford, les manifestations de l’Histoire sont toujours chez Spielberg, avant tout, le constat de fissures intimes, le chamboulement d’un espace domestique qui se voit brutalement reconfiguré. Lincoln, ainsi, prenait le parti de se concentrer sur la vie privée du président et donnait à entendre les bruits de couloir d’un moment historique de l’histoire américaine : la grande histoire en cachait une plus petite et c’est celle-ci, nous disait-on, qui est à la hauteur du monument.
Le Pont des espions ajoute, dans la stricte continuité de Lincoln, une pierre éblouissante à cette édifice intime entièrement résumé dans le visage de tortue débonnaire de Tom Hanks. L’histoire est celle, authentique, de James Donovan, un modeste avocat de Brooklyn qui va se retrouver, à son corps défendant, plongé en pleine Guerre Froide, d’abord en acceptant de prendre la défense d’un espion russe, Rudolf Abel (le magistral Mark Rylance), enfin en devant négocier, en échange d’Abel, la libération d’un pilote espion américain capturé par les soviétiques. Pris dans l’Histoire comme dans l’oeil d’un cyclone, il s’en sortira en se débattant avec des moyens de common man.
C’est que derrière la figure austère et bonhomme de Donovan se cache un véritable génie de la stratégie, une sorte de jumeau profane du Lincoln spielbergien. Donovan répond ainsi à l’arbitraire de l’histoire comme à celui des affects par un sens exacerbé de sa fonction. C’est ce qui lui permet dans un premier temps de défendre cet espion, considéré comme un ennemi de la nation, contre l’opinion publique et celle de ses proches. La très belle idée de cette première partie, qui dessine le profil de Donovan, tient à ce que son héroïsme (défendre un indéfendable) ne tient qu’à l’obéissance scrupuleuse aux responsabilités qu’implique une fonction, une forme de littéralisme (toujours agir by the book) qui se retourne en puissance d’action.
Si l’ADN de cette première partie est entièrement spielbergien, la seconde, celle de la mission berlinoise, fait sentir la présence des frères Coen au scénario. La synergie est telle qu’on peine d’ailleurs à démêler ce qui appartient à l’un de ce qui appartient aux autres. Rien de plus coenien en effet que ce serious man joué par Tom Hanks, balloté de bureau en bureau et grelottant de froid, tâchant de garder contenance dans la réalité cauchemardesque d’une bureaucratie opaque. C’est en même temps une trajectoire qui appartient en propre aux héros spielbergiens (La Liste de Schindler, Le Soldat Ryan, La Guerre des mondes), pour qui survivre à la grande histoire tient toujours à une façon de tracer le chemin de sa survie en s’abstenant de regarder sur les côtés, où grouille une matière cauchemardesque. Donovan oppose au chaos la ligne inexorable du « this is my job » et du protocole à suivre. Comme tant d’autres personnages chez Spielberg, c’est un homme qui veut rentrer chez lui, et qui rencontre malencontreusement le fracas de l’Histoire sur son chemin.
Pour toute survie donc, le déni mais aussi la loi. Celle-ci, Lincoln nous le révélait, est autant mathématique que juridique – Lincoln rabâchait une loi euclidienne qui, on le comprenait, lui inspirait sa conduite politique : « deux choses égales à une autre sont égales entre elles ». Ce n’est pas autre chose qui anime Donovan, lequel, plutôt que de brandir un idéalisme, compte davantage sur l’implacable et rassurante stabilité de la loi pour s’arracher à toute forme d’arbitraire. La grande beauté de cette figure d’avocat tient précisément à cette absence totale d’épanchements, à la pudeur (là aussi très fordienne) que lui inspire le costume de sa fonction: ce refus des affects devient paradoxalement la preuve de son humanité. Et c’est de cette même pudeur qu’est faite l’amitié naissante entre Donovan et son client russe, nouée par le sentiment qu’ils font tous deux la même chose, c’est-à-dire leur job, avec entre eux un écart dû au seul hasard de l’histoire, qui ne les fait pas servir la même cause.
Tout le film est sans cesse travaillé par cet effet de symétrie qui permet à Spielberg d’épouser le regard de l’Autre. Cet effet rencontrera d’ailleurs une limite lorsqu’au lieu de viser au rassemblement, Spielberg l’utilisera pour dissocier naïvement la violence de Berlin Est et la quiétude de Brooklyn. Ce sont deux plans qui se font face d’un bout à l’autre du film et qui, après un parcours sans faute de plus de deux heures, témoignent d’un travers bien connu du cinéma de Spielberg. On ne compte plus les plans et les séquences en trop dans sa filmographie, ces plans sursignifiants qui font dévier le film de sa trajectoire tout en ayant le visage de ce qu’il y a de meilleur dans son cinéma – ils sont comme une signature qu’on préfèrerait ne pas voir, quelque chose qu’on nous explique alors qu’on l’avait déjà bien compris. Ainsi la symétrie (à l’oeuvre dès le premier plan du film lorsque Abel fait son autoportrait) est à l’origine du plus embarrassant comme du meilleur, elle travaille intimement la forme même du récit, qui se déploie par montages parallèles successifs et rassemble les grands égarés de l’histoire au sein d’une même équation.
Tom Hanks a toujours été chez Spielberg la figure de l’homme-peuple, autour de laquelle s’enroule une communauté de destins. Déjà dans Arrête-moi si tu peux et Il faut sauver le soldat Ryan, il était l’oncle fordien chargé de ramener chez eux les petits garçons perdus dans une histoire trop grande pour eux. La capacité d’empathie de Hanks chez Spielberg est toujours telle qu’il finit par s’effacer pour se reconnaître totalement en l’Autre, cet autre lui. Le périple terminé, Donovan rentre au pays comme si de rien n’était tandis qu’au même moment, son visage se décuple dans les média. Et si le héros ordinaire s’effondre sur le lit conjugal, c’est sûrement du fait d’avoir dû comprendre les raisons de chacun, d’avoir été tous les autres et d’avoir encore endossé à lui tout seul une certaine idée spielbergienne de l’Amérique, où les miracles ressemblent à de banales journées de travail.
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