Au début du mois de juin 1979, Roland Barthes remet à Jean Narboni le manuscrit de La Chambre claire, tenant la promesse qu’il fit deux ans plus tôt aux Cahiers du cinéma de rédiger, pour une collection alors en projet, un livre sur le sujet de son choix. Le livre, qui devait porter sur la photographie, est aujourd’hui l’un des plus célèbres de Barthes. Devenu la boîte à outils qu’il n’était pas, il a rejoint la postérité vorace des livres plus cités que lus – son illustre « punctum » s’est transformé en bidule à tout faire pour la chronique culturelle.
Ce petit monument à la postérité trompeuse, Narboni y revient aujourd’hui dans un essai bref et très beau, La nuit sera noire et blanche, insistant sur sa genèse dont il fut, en tant qu’éditeur, le témoin privilégié. De cette genèse, on connaît surtout l’amont: le rapprochement de Barthes et des Cahiers dès 1963 et sous l’autorité de Rivette, le rapport pour le moins tortueux qu’entretenait Barthes avec le cinéma, et ce souhait, donc, de répondre à l’invitation des Cahiers en écrivant plutôt sur la photo. Narboni fait le compte de ces épisodes, mais c’est avant tout à la fabrication du livre qu’est dédié le sien, sous la forme passionnante d’une enquête sur la mise en page, et avec l’intuition qu’il y a quelques secrets à y débusquer. Car La Chambre claire, bien sûr, n’est pas un livre ordinaire. D’abord parce que, livre sur l’image, c’est aussi un exercice de montage texte/images, et que Barthes a mis un soin particulier au choix des vingt-cinq photographies réparties dans les deux temps de son texte. Ensuite parce que Barthes y parle d’une voix singulière, où se mêlent l’autorité du théoricien et la nudité d’un rapport très intime aux photographies, rapport par lequel, pensait-il, il lui fallait passer pour mener à bien son livre. Narboni le rappelle : le livre fut écrit après la mort de sa mère, et construit autour du centre invisible représenté par une photo qu’il évoque sans la montrer, photo de sa mère enfant, au Jardin d’Hiver, retrouvée dans l’appartement où elle est morte.
Curieuse trajectoire, qui fait chercher à Barthes un universel à partir d’un émoi intime impossible à partager. « Je m’étais fixé au début un principe, expliquait-il: ne jamais réduire le sujet que j’étais, face à certaines photos, au socius désincarné, désaffecté, dont s’occupe la science ». Le livre de Barthes est lui-même une enquête, un examen minutieux de son propre regard au bénéfice de tous les autres, avançant à pas mesurés et avec la liberté assumée de se contredire (« Je devais faire ma palinodie », dit-il en guise de transition entre les deux parties du livre). C’est que face à la photographie (mais moins que face au cinéma), Barthes est embarrassé, il ne sait pas par quel bout prendre sa « contingence pure » ; aussi se résout-il à ce voyage intérieur (« je devais descendre davantage en moi-même », dit-il encore pour justifier l’évocation des photos de sa mère), sur lequel Narboni, à son tour, mène une enquête.
La nuit sera noire et blanche arpente ainsi le chemin spéculatif qu’avait suivi La Chambre claire, pistant dans ses pas des intentions fantômes, fourrageant dans les angles morts du texte et des images pour y trouver l’autoportrait que, plus ou moins sciemment, Barthes a laissé derrière lui. Avec la rigueur et l’élégance que l’on connaît à ses écrits, Narboni épuise aussi bien le texte (interrogeant le choix des mots, des temps) que l’architecture qui le fait voisiner avec les images, soulignant que la mise en page elle-même est un texte; peut-être même: un code, qui demande à être déchiffré. Ainsi l’une des photos de Nadar choisies par Barthes est-elle, possiblement, le fantôme opportun de celle de sa mère – comme le suggère, dans ce chapitre passionnant, la mention d’une phrase finalement retirée par Barthes du manuscrit. De même Barthes a-t-il, peut-être, fait son propre portrait à travers les quatre dernières photos retenues pour l’édition finale. Reste le mystère de la résistance de Barthes au cinéma, dont Narboni relève la relative contradiction – Barthes défendant la photographie contre le cinéma en des termes paradoxalement baziniens.
Ce qui rend passionnant le livre de Narboni, c’est qu’il se lance sur la piste des fantômes d’un livre (fantômes des images non retenues, des phrases retirées, des agencements auxquels Barthes a renoncé sous les yeux de Narboni) qui, lui-même, envisageait la photo comme expérience spirite (« D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher comme les rayons différés d’une étoile »), se débattant avec des spectres, à commencer par celui de la mère. Autant qu’un livre (de plus) sur Barthes, c’est le récit d’un cheminement très personnel de Narboni dans cette Chambre claire dont il observa la gestation, pour en livrer aujourd’hui quelques secrets et surtout, modestement, lui en trouver de nouveaux.