Soyons inactuel. Parlons d’un homme, Balthazar Gracian, de la Compagnie de Jésus (avant d’être frappé de sanction par ces mêmes jésuites pour déviationnisme littéraire), prédicateur, ami des poètes à la Cour de Philippe IV et sachant, comme tout honnête homme de l’époque, manier aussi bien les armes (sa conduite, en 1646, au siège de Lérida, en témoigne) que la langue. Entre deux batailles, il scruta l’âme de ses contemporains et s’aperçut rapidement qu’il avait affaire à des fous.
Achevé en 1647, L’Homme de Cour est le fruit de ses investigations. Traité de morale et de survie politique, il paraît avant son exil forcé à Tarazona -car il est dangereux de livrer les secrets de l’âme humaine, surtout lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les mécanismes de domination sur lesquels ils reposent. Critique de la représentation -Pascal s’y connaissait également dans ce domaine-, ce recueil de maximes résume les principes moraux de son auteur. Fondé sur ses propres expériences, ce qui est finalement la seule réalité à laquelle on puisse accéder, il se situe au rang des œuvres pratiques. Si le « pessimisme » qu’il inspire se rattache aux écrits de Machiavel, dont on ne peut contester la valeur sur ces sujets, sa langue possède les arômes des souvenirs malheureux. Balthazar Gracian ne put rien changer à l’ordre des choses. Il venait pourtant, l’air de rien, de donner à ruminer à ses poursuivants immédiats. Plus tard, Schopenhauer et Nietzsche, admiratifs de voir tant de style et de pensées conjugués, y puisèrent une part de leur radicalité.
Quelques fins esprits ayant travaillé sur le Livre de Raison lui doivent aussi parmi leurs plus grands traits psychologiques. Joseph Joubert est de ceux-là. Dans ses Carnets, il se fit l’écho du moraliste espagnol : « L’illusion est une partie intégrante de la réalité, elle y tient essentiellement comme l’effet tient à la cause. » Plus de trois siècles après sa publication, cette œuvre a gardé toute sa dimension opportune et sa charge subversive. C’est dire, contrairement à ce qui a été dit plus haut, son actualité. Dans sa postface toute en rhétorique appliquée, M. Tordjman l’évoque en ces termes : il s’agit d' »un manuel de résistance à la folie dominante, une conjuration éperdue du règne des apparences. » On ne saurait mieux dire.