Soliste mais démultiplié par la magie des boîtes d’effets ou des re-recordings en cascades, Bill Frisell, dont on suit passionnément les éclectiques aventures dans tous les contextes possibles depuis un paquet d’années, nous emmène enfin sans autre guide dans son univers guitaristique décalé et subtil : avec Ghost town, on pénètre dans l’antre créatif de ce compositeur et musicien génial, y découvrant au passage les traces, avérées ou fantasmées, d’influences flatteuses. Armé de tous ses instruments -banjo et guitare basse compris- et des conduits électroniques par lesquels il fait habilement transiter une partie de ce qu’il en tire, Frisell invente un monde de timbres inédits, de traitements sonores inattendus et de boucles prolongées à l’envi, qui métamorphose les seize morceaux de l’album. Influences, disions-nous : parmi les moins hasardeuses, celles de son collègue John McLaughlin (dont il reprend Follow your heart) et des musiques folk et country (le titre éponyme, qu’on avait découvert sur un récent album de Marc Johnson) ; pour les plus subjectives (impressions toutes personnelles), des climats légers et progressifs à la Jim O’Rourke ou des penchants électriques qui évoquent peut-être Neil Young (le génial Variation on a theme, sur deux accords obsessionnels).
Frisell pousse le jazz aux frontières du reste, rock ou musique nouvelle, B.O. décalée pour films imaginaires (expérience à laquelle il n’est d’ailleurs pas étranger : souvenez-vous ses Music for the films of Buster Keaton avec Kermit Driscoll et le complice de toujours, Joey Baron) ou blues acoustique délicat. Bill Frisell n’est pas qu’un des grands guitaristes de jazz d’aujourd’hui : c’est aussi un poète, un dealer de rêve, doux rêveur lui-même ; les seize pièces d’orfèvre de Ghost town sont un enchantement, une porte ouverte sur l’imaginaire inventif, décalé, élégant et astucieux du guitariste. Le genre d’univers parallèle dont il n’est pas facile de revenir.