« Nous pensons d’abord qu’il faut changer le monde » : une dizaine de mots dont personne ne semble aujourd’hui ignorer, culte oblige, qu’ils ouvrent un petit document rédigé par Guy Debord au début de l’année 1957 : avec le Rapport sur la construction des situations (… et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, pour citer le titre dans son intégralité), il posait la nécessité du dépassement de l’Internationale lettriste et donnait un objectif aux activités avant-gardistes : la révolution. En engageant ainsi l’élaboration de l’une des théories révolutionnaires le plus incontestablement riches et passionnantes de la seconde moitié du XXe siècle. Il faudrait sans doute plusieurs pages (et une érudition historique étendue) pour en raconter les origines et conséquences ; rappelons simplement qu’en septembre 1956, les membres de l’Internationale lettriste participent à Alba, en Italie, au Congrès mondial des artistes libres. Avec les groupes d’avant-garde de huit autres pays, ils s’entendent sur la nécessité de créer une plate-forme unitaire autour de leurs préoccupations et ambitions communes, résumées par le délégué lettriste Gil Wolman dans la résolution finale : rien moins qu’une « construction intégrale du cadre de la vie par un urbanisme unitaire qui doit utiliser l’ensemble des arts et techniques modernes. » Un peu moins d’un an plus tard, le 22 juillet 1957, se tient dans le village de Cosio d’Arroscia -toujours en Italie- une conférence informelle au terme de laquelle est décidée la création d’un nouveau mouvement. Debord, Ralph Rumney (représentant le Comité psychogéographique de Londres), Asger Jorn, Giuseppe Pinot-Gallizio et les autres participants votent cinq jours plus tard la naissance de l’Internationale situationniste.
C’est entre ces deux événements qu’est publié le Rapport, texte aussi essentiel pour l’histoire politique de l’époque que pour l’hagiographie pro-situationniste actuelle, au contenu programmatique fameux. Sélection : « Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées. (…) Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier. Il ne peut y avoir d’intellectuel révolutionnaire s’il ne reconnaît la révolution culturelle devant laquelle nous nous trouvons. (…) Nous devons (…) opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d’autres modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens hyperpolitiques, l’idée bourgeoise du bonheur. » Dépassement de l’art dans la vie, contestation et renouvellement des formes du langage, rejet de la survie (pour reprendre le terme de Vaneigem) proposée par le monde capitaliste : une partie des grands thèmes situationnistes est déjà évoquée dans ce texte, à une époque où la lutte est moins directement politique qu’artistique et culturelle. Si on ne peut que se réjouir de sa publication dans une collection accessible (on pouvait jusqu’ici le trouver en annexe de la compilation de la revue Internationale situationniste parue voilà trois ans chez Fayard), il aurait sans doute mérité un contexte éditorial plus riche en renseignements historiques et biographiques. Même si le format et le prix de la collection en limitent les possibilités. Même si personne ne semble aujourd’hui ignorer, culte oblige, qui sont Debord et les situationnistes.