Si l’éthique du jeu d’aventure/exploration/RPG repose sur la joie de l’accumulation matérialiste et narrative, celle du survival moderne oblige à considérer les morceaux de soi que l’on abandonne dans un voyage en forme de fuite terrifiée.
A la question “qu’est-ce qu’il m’arrive ?” le nouveau titre des suédois de Frictional Games (Amnesia), Soma, répond que le temps manque pour tout comprendre, et trop de danger (si ce n’est de terreur) à tout explorer. De fait, avant que le joueur ne comprenne vaguement de quoi il retourne, les deux premières heures de Soma représentent un calvaire fait de direction artistique low sci-fi crasseuse, de jargon d’ingénieur non sensique et de labyrinthe architectural. Simon Jarret, jeune canadien rescapé d’un accident de voiture qui a coûté la vie à sa compagne, accepte de se soumettre dans un cabinet médical à un scan cérébral thérapeutique. Il se réveille dans un complexe scientifique futuriste et souterrain. Bientôt guidé par radio par Catherine Chun, une scientifique, Simon trouve un sens et une direction étonnante à ce nouveau chapitre de sa vie.
Sans trop en dévoiler ici, le terrible et brillant scénario de Soma reprend et adapte le motif conceptuel des différentes claques infligées par la science à l’orgueil humain. Et cette traversée crépusculaire de rappeler à la barre les témoins et pièces à conviction d’un surprenant procès contre le transhumanisme. En découle un ensemble de thématiques riches, moralement perturbantes, qui irrigue autant la narration que la progression géographique intimement mêlées dans ce cauchemar technologique.
De son expérience de jeu, Soma rappelle et condense le meilleur de Dead Space, de Bioshock, d’Alien Isolation et de Metroid Prime. Soit d’une part, un plaisir de l’exploration – toujours inquiet – dans des environnements dont le sens du détail en dit autant sur la catastrophe que les vestiges de communications trouvés sur quelques écrans encore fonctionnels. D’autre part, un “réalisme” contextuel où les puzzles entravant la progression ont la politesse de très rarement se présenter en tant que tels. A la différence des titres précités, pourtant, Soma refuse au joueur de lui donner une quelconque toute puissance, comme il évite de recourir à cette manie actuelle de collecter des centaines d’informations disséminées. Pas d’habileté à débloquer, pas de carte des lieux, pas plus que de journaux de bord à consulter plus tard. Le minimalisme des moyens offerts garantit un fréquent sentiment d’urgence et de perte autant que celui d’une vulnérabilité haletante face aux inévitables monstres. Aussi peu nombreux que prévisibles (ils ne répondent pas aux mêmes stimuli sonores ou visuels), ils errent comme des Minotaures, ersatz ultimes d’une humanité disjonctée à force d’isolement dans un monde en attente de renaître, désespérément. Leur proximité toxique (la vue se brouille, le son grésille) et leur acharnement à poursuivre le joueur dédoublent le terrain de connaissance en champs de survie. Tout game over bien considéré, ils ne sont pas les pires dans la puissance d’évocation de cette iliade maudite. Fréquemment, Soma met directement le joueur en position d’assumer un rôle létal dans l’existence de robots convaincus d’être humains, renvoyant en filigrane l’avatar à son propre statut de marionnette, elle aussi débranchable. Il est tentant d’exposer ici jusqu’à quel point de non retour Frictional Games nous entraîne dans son vertige ontologique.
En définitive, sa cohérence folle permet à Soma de tutoyer, du haut de son statut de survival indé, artisanal, le niveau de réflexion et de tension morale d’un 2001, d’un Matrix, d’un Blade Runner ou d’un Ghost in the Shell. Il est le moment où il n’y a plus ni good ni bad ending mais la tranche d’un pile ou face où l’humanité et la machine se disputent les derniers rayons du soleil de ce que nous appelons la civilisation.