Revoici, pour saluer le prix Nobel de Svetlana Alexievitch, la chronique que nous avions consacrée en 2013 à La Fin de l’homme rouge. Qui reparaît, ces jours-ci, dans un volume d’œuvres, chez Actes Sud, en collection « Thesaurus ».
Ecartelée entre idéaux de grandeur et petitesse sordide de l’âme humaine (les pôles Tolstoï et Dostoïevski de sa psyché), l’URSS est passée en trois quarts de siècle des tsars au capitalisme. A la soumission aveugle, au désir malade de père, ont succédé la convoitise et la fascination du vide. Entre les deux, le fol élan, l’endoctrinement, et finalement la terreur : 70 ans de communisme. Aucun espoir, semble-t-il, n’a été plus sauvagement trahi que celui porté puis imposé par Staline, aucun peuple plus malmené par ses propres aspirations mécaniques.
Ce qu’il en reste aujourd’hui ? Des fantômes plus ou moins en vie – une tragédie sans conclusion. Exorciste tétanisée, Svetlana Alexievitch libère en littéraire la parole des acteurs, avec sa compassion pour seule lumière. Aux portes de l’horreur, les témoins hésitent, piétinent, puis se jettent.
En résulte un roman polyphonique qu’aucun auteur, aussi russe soit-il, n’aurait pu écrire, une tentative désespérée de nommer la confusion et de la circonscrire. Hanté par la solitude, la cruauté et la mort, traversé d’éclairs de joie fugace (un oiseau, un saucisson, un chant patriotique…), La Fin de l’homme rouge est la chronique sans fard d’une gigantesque épidémie mentale auto-induite. Au détour d’une page, Staline s’adresse à son fils : « Tu crois que Staline, c’est moi ? Non ! Staline, c’est lui ! » clame-t-il en lui montrant son portrait au mur. L’art de la folie porté à son point d’incandescence. Peuple immense, livre sans fond.