Quoi de plus logique pour Metal Gear, saga presque trentenaire et obsédée par la question de l’héritage, que de s’achever métaphoriquement sous la forme d’une interminable lecture testamentaire ? Plus que la somme des dernières volontés du cadavre encore chaud (rappel: Hideo Kojima, son créateur, a été limogé et son studio dissous par Konami qui n’envisage aucun épisode ultérieur), The Phantom Pain prophétise ses funérailles autant qu’il multiplie les propositions de jeu de manière psychotique, comme pris d’une peur panique de ne pas avoir tout dit. L’adieu au langage de Kojigod se traduit par une célébration du bombardement d’informations, de l’incessant appel aux armes, jusqu’à se rêver comme un art martial quasi-infini.
Milieu des années 80, après 9 ans de coma, Big Boss, le soldat légendaire de la guerre froide se réveille dans un hôpital à Chypre, bientôt prêt à réclamer vengeance et à reconstruire son utopie militaro-libérale à l’aide de ses complices Ocelot et Miller. Qu’on ne se fie pas à son introduction spectaculaire, bomb script en ligne droite dont l’intensité folle tutoie sans peine celle de The Last of Us. Pour son chant du cygne, MGS étire puis étiole pendant une bonne soixantaine d’heures sa narration linéaire proverbiale sur deux champs de bataille inédits : le monde ouvert et le jeu de gestion façon RPG. En cela, Kojima confronte et substitue son ancien et son nouveau testament. MGS4, chemin de croix du fils Solid Snake, était une ode à la progression rapide d’un point A vers un point B, morcelée, géographiquement éparpillée et cinématographique jusqu’à la somnolence (la séquence filmique passive de 50 minutes placée en plein milieu du jeu). À l’inverse, MGSV, l’odyssée du père Big Boss, célèbre l’éternel retour (à la map) et le rituel (venir/repartir en hélicoptère), les plaisirs terriens de la balade, de l’observation, de la cueillette et de la chasse, l’ouvrage cent fois remis sur l’établi. Et tandis que la mission en open world constitue son éloge de la lenteur, du cheminement et de la contemplation (l’Afghanistan, l’Afrique, leurs paysages mirifiques), la partie gestion-RPG se voit dictée par une pure logique militaire, fordiste et darwinienne.
La tension entre ces deux gameplay se résout à la faveur d’une expérience de jeu fluide et multicouche. En pleine mission d’exploration, une timeline des autres enjeux (développer sa base, crafter des armes, envoyer ses soldats au front) déverse dans un coin de l’écran ses updates simultanément récités par un bot féminin, tandis que ce bavard d’Ocelot ne cesse de commenter et guider nos moindres actions par radio. De fait, l’ambition mégalo de transposer les aventures de Big Boss dans un monde ouvert à la Assassin’s Creed produit une expérience unique, décalée et aussi problématique -sur certains points- que réparatrice d’un écueil chronique de la saga. Libéré d’une narration géographique linéaire (et en totale contradiction de son antérieure politique de la terre brûlée : un nouveau décor = une situation d’infiltration kleenex, à usage unique), on a enfin l’occasion de devenir très bon à MGS. Comprendre, acquérir une liste d’automatismes comportementaux “tout terrain” à force de missions secondaires et en variation d’une poignée de motifs (extraire un prisonnier, un soldat, détruire ou récupérer un équipement et assassiner une cible). On ne naît pas Big Boss, on le devient.
Retour de bâton, malgré des paysages et décors saisissants de réalisme et de beauté, on peine à se faire des souvenirs aussi tenaces que ceux associés au tanker de Sons of Liberty ou à la clairière du sniper The End dans Snake Eater (pour ne citer qu’eux). Exit plus globalement les environnements claustrophobes, les bases labyrinthiques au profit d’une infiltration plein air-rando-trekking-équitation. Il en résulte un constant sentiment de “au pire, on se barre”, impensable dans les environnements clos des épisodes précédents mais soutenu ici par une IA ennemi féconde et adaptée aux grands espaces. L’immense différence entre un monde ouvert à la GTA et celui de The Phantom Pain ? Ce dernier ne s’habite pas plus qu’il ne s’explore. On y descend en hélico au point le plus proche de la mission, on la complète et on repart. Les multiples consommables à récupérer dans la nature (plantes et animaux) ou dans les campements (munitions, plans d’armes etc.) étant comme autant de trompes l’oeil d’une géographie impossible à mémoriser. Cette politique territoriale virtuelle, a priori frustrante (entre deux campements ennemis ou lieu dit, il n’y a rien à faire) entretient au contraire miraculeusement l’illusion de se déplacer sur les distances immenses d’un monde pour toujours hostile et trop vaste.
Politiquement fidèle à son humanisme non feint, Kojima ne pouvait que penser l’open world en terme anti-colonialiste. Joueur, tu ne pourras conquérir ni l’Afrique ni l’Afghanistan ! Ton empire est ailleurs. En vertu de la boucle scénaristique à l’oeuvre – celle d’une descente aux enfers où l’idéalisme d’un pacifisme soutenu par les armes cédera la place à la tentation du terrorisme nucléaire, Mother Base et ses belligérants (Miller, Ocelot, d’autres à rallier durant l’aventure) s’avèrent des alliés aussi loyaux que psychopathes. Torture, viol, exécution sommaires, automutilation, suicide, séquestration et homicide conjugaux, en sous-entendus insalubres ou en cinématiques éprouvantes, tout ou presque y passe… Nous n’en dirons pas plus. Dans ce même élan d’exhaustivité – c’est un baroud d’honneur, le dernier – Kojima par la voix des heures de dialogues à débloquer sous la forme de K7- disserte de tout comme de rien : les enfants soldats, les guerres tribales, le clonage, l’idéologie en tant que langue, la propagande etc…dans le même temps qu’il s’offre par ce biais, de Europe à Kim Wilde en passant par Joy Division, la bande son eighties rêvée, nostalgique, exorbitante.
Par bribes scénaristiques puissantes (une mission génocidaire traumatique dans le très polémique chapitre 2) ou par des indices ô combien symboliques (le motif répété du « The Man Who Sold The World » accusateur), The Phantom Pain glose déjà sur son statut d’oeuvre terminale sacrifiée par son éditeur Konami, et oppose à sa conclusion certaine, inévitable, sa dernière mue. Vertigineuse ? Déraisonnable ? A 108h de jeu, nous avons encore des dizaines de missions secondaires non remplies, bien plus d’armes et d’objets à développer, d’animaux à capturer, sans même avoir touché à la partie online. Si, comme souligné plus haut, on se fait peu de souvenirs scénaristiques aussi marquants que dans les épisodes précédents, c’est précisément parce que MGS V dévalorise la fabrique de l’Histoire pour devenir un mode de vie et d’action, un adieu impossible.
The Phantom Pain est un jeu qui refuse qu’on l’abandonne. Et qui sous la plus habile forme de storytelling met en garde de la douleur fantôme qui guette le joueur soucieux d’en finir avec lui. Ce virus de l’affect, Kojima l’inocule et le personnifie sous la forme d’une co-équipière, Quiet, dont les cultural studies s’empareront à coup sûr. Sans doute l’un des plus beaux personnages féminin de la saga, elle est un miracle de millions de polygones, de lignes d’IA et de génie narratif. À la faveur des confessions de forums et des walkthrough Youtube, il est à parier que beaucoup de joueurs repousseront au maximum le besoin d’accomplir la mission qui marquerait la fin de cette relation singulière, et vitale. Que le joueur laisse alors cette mission fatidique en suspens pour se laisse bercer par la délicieuse routine de monter dans l’hélico à destination d’une énième tache d’extraction dans les montagnes afghanes, tandis que résonne “Friday i’m in love” de The Cure qu’il a calé pour son départ. Le soleil se lève, Quiet transperce Big Boss de ses grands yeux avant de se projeter hors de l’hélico. On sait que la fantaisie militaire Metal Gear a désormais dit ses derniers mots. On profite encore un peu de son puissant écho. Le silence peut toujours attendre.
« On ne naît pas Big Boss, on le devient » : c’est probablement le meilleur résumé de ce jeu, de sa thématique, de son objectif. Le manque de souvenirs scénaristiques met en valeur l’abondance de souvenirs de gameplay, très personnels, qui forment peu à peu l’histoire du joueur. Le jeu a donc autant de versions que de joueurs, sans qu’aucun véritable choix n’ait été imposé, en tout cas pas dans le sens traditionnel où l’entendent des gens comme David Cage ou Ken Levine. L’objectif n’est pas la fin multiple, mais le cheminement déclinable à l’infini. C’est prodigieux, et ça en dit long sur la compréhension du médium par Kojima, ainsi que l’évolution de son point de vue. Avec TPP, on est presque dans l’anti-MGS (comme vous le soulignez dans la comparaison avec MGS4). La richesse étouffante d’une narration imposée est éclatée, distillée, et chaque joueur recolle les morceaux à sa manière (le plus souvent, sans prendre la mesure de cette liberté d’action inhabituelle).
Quel dommage que cette critique n’aborde pas le mode FOB ! J’aurais aimé savoir quels symboles vous avez perçu dans cet incroyable « multi » tentaculaire et expérimental, qui fut probablement commissionné par Konami, puis détourné de la manière la plus créative possible par Kojima. Ou comment transformer un vulgaire embryon de « free-to-play » mesquin en mode de jeu inédit et magistral, qui met en pratique les enseignements de toute la série en confrontant le joueur à des choix particulièrement vicieux. Vengeance, colère, tentation de la force nucléaire, attaques perfides, abus de position dominante, exploitation des plus faibles… A chacun de céder ou non à ces travers, au sein de ce grand jeu de cartes perpétuellement redistribuées où chacun cultive son jardin en piétinant celui des autres.
A l’heure actuelle, le constat de l’expérience FOB est extrêmement pessimiste. Pouvait-il en être autrement ? Le désarmement nucléaire complet ne verra probablement jamais le jour (à moins d’une modification des règles du jeu, comme il y en a malheureusement déjà eu) et les joueurs se complaisent dans une économie de guerre qui n’a rien à envier à celle de MGS4. Voilà sur quoi se termine la saga Metal Gear : une « guerre sans fin par procuration » (pour reprendre l’intitulé de la dernière mission ouverte de TPP), un conflit mondial où chacun souffre autant qu’il fait souffrir, à la gloire du petit profit virtuel qui sera bien vite dépensé en armement et sécurité personnelle (en accord avec les termes et conditions de la PMC souveraine « Konarmy »).
Bref, « on ne naît pas Big Boss, on le devient ». Et pas qu’un peu !