Troisième et dernier volume de ces Mille et une nuits revisitées par Miguel Gomes, L’Enchanté a cette paradoxale qualité de donner raison dans les détails à ses détracteurs tout en leur donnant radicalement tort dans l’ensemble. Et, à moins de vouloir se retrouver aux côtés du diable qui se cache où l’on sait, on préfèrera suivre une pente amoureuse plutôt que celle, procédurière, consistant à épingler des défauts inhérents à un projet aussi généreusement fantasque.
Les détails, ici, comme dans les précédents volets, tiennent essentiellement à la répétition de séquences dont les beautés s’émoussent au fil des longueurs et langueurs du dispositif. Parfois trop long, ou trop court, inégal, et incertain dans son rythme, Les Mille et une nuits a pu en effet donner le sentiment que leur auteur avait laissé traîner sur la table de montage des séquences pour lesquelles il conservait une trop généreuse tendresse. De cette coupe impossible ressort alors par endroits l’extrême artificialité du procédé, qui voudrait mélanger le plus prosaïque du réel, celui du travail et des corps, au plus insensé de l’imaginaire, tout en organisant la disparition de l’auteur. Dans L’Enchanté, passé une manière de prologue sautillant où l’on découvre Sheherazade douter de sa mission dans un paysage bricolé de calanques marseillaises et d’Orient en carton, le film ressasse ainsi des séquences documentaires sur des éleveurs de pinsons dispersés dans des barres HLM. Il s’y abandonne même, tout entier fasciné par la découverte d’une société secrète acquise à l’élevage d’oiseaux chanteurs, au risque de l’ennui et d’une boursouflure de modernité cinématographique.
Mais, s’il y a toujours chez Gomes la tentation du clin d’oeil chic (c’était le problème de Tabou), elle procède avant tout d’une extrême générosité du récit et du regard. Générosité qui fait de ces Mille et une nuits un merveilleux bric-à-brac de faits divers et de légendes, de plans documentaires et de tableaux ensoleillés. C’est bien en ouvrant largement son film à tous les vents formels que le cinéaste en fait un instrument de vue aussi étendue qu’aiguisée. Et il faut bien aller aux termes de ce long projet pour en saisir, dans le ravissement de ses plans, la grandeur de l’objet. Moins, comme le cinéaste le prétend à son entame, un simple mélange de mythologie et de prosaïsme social – ce qui relève de sa seule forme expressive – que la recherche d’une réalité perdue de vue par le cinéma et l’époque.
Cette réalité, c’est celle du peuple. Non pas un concept agité comme un instrument rhétorique, mais une véritable incarnation. Le corps du peuple portugais, par opposition à la multitude fantasmée dans les cerveaux de ses dirigeants. Il fallait donc bien six heures pour partir en quête de ce corps et en chercher toutes les expressions. Car il s’agit plus que jamais ici de cinéma, et donc de figurations formelles. Gomes en connaît la leçon, apprise chez Ford et Renoir : au cinéma, le corps d’une communauté nationale ne peut être qu’un tissus de chants et de danses, patiemment tressé par la culture populaire, et élevé sur un territoire symbolique. Une communauté qui s’effondre, c’est toujours un chant qui s’éteint et la ronde brisée des danseurs qui se séparent.
Aussi Gomes est-il allé rechercher la puissance singulière des voix portugaises, ouvrant son film sur la rhapsodie des voix d’ouvriers avant d’aller précisément le fermer sur le pépiement des oiseaux. Procédé malicieux et inhabituel qui veut que cette longue chaîne de voix transmises par Shéhérazade vienne s’éteindre dans ce dernier volet aux pieds d’une mystique du silence, d’une ascèse de l’écoute voué aux éclats inépuisables du chant des oiseaux. Ici se déploie toute la beauté d’un cinéma volontiers rieur et mutin mais qui semble disparaître au profit d’un simple regard porté sur une communauté de pinsonneurs. Après avoir entendu ses chants (dont le plus beau serait l’hymne d’un pays porté par des centaines de manifestants), le film regarde le peuple élever son écoute vers le ciel des oiseaux. C’est ainsi qu’il oppose à l’entêtement des affaires du monde, les beautés profanes d’un monde inviolé, murissant ses joies dans le secret des HLM, jusque sur les chemins abandonnés de la campagne portugaise.
Là, dans un dernier plan, l’image semble alors se dédoubler. Figurant aussi bien la déambulation d’un pinsonneur d’exception que nous a présenté le film, que la marche d’un berger arpentant un paysage mythologique, elle harmonise sereinement le profane et le mystique, comme si ce vieil homme pouvait à lui seul entraîner tous nos rêves derrière le chant des oiseaux. Sans jamais quitter le sol rugueux du monde, Gomes a donc fini par mener patiemment son film dans les nuées, et marier le ciel et la terre.