Joie, d’abord, de (re)découvrir la filmographie foisonnante de Manoel de Oliveira, dont le festival présentait une riche rétrospective, avec des films aussi rares que La Chasse (1962), court-métrage tiré d’un fait divers, Acte de Printemps (1963), sa Passion du Christ interprétée par des paysans portugais, ou La Visite, film posthume réalisé en 1982. Sa vision enivrante et baroque du Portugal, oscillant entre néoréalisme et fantasmagorie, était le prélude idéal aux deux derniers volets de Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomès, présentés en avant-première.
La carte et le territoire
Côté compétition, plusieurs thèmes récurrents ressortaient de ces cinq jours de projections, se transférant d’un film à l’autre selon le principe des vases communicants. A commencer par celui de la relation entre topographie et mémoire, ou comment les spectres de l’histoire ressurgissent à travers les vestiges d’un monde disparu, invisible ou passé sous silence. Toponimia et Shift, sur un sujet voisin (la répression via l’urbanisation), s’appuyaient sur des dispositifs formels aux antipodes l’un de l’autre. Le premier, d’une rigueur implacable, se penche sur la planification architecturale dans les zones montagneuses de l’Argentine pendant la dictature militaire. Par le biais de plans fixes et muets (à l’exception des bruits ambiants) à la durée strictement équivalente (18 secondes, si l’on a bien compté, pour une durée totale de 80 minutes), Perel établit une topographie de quatre villages à la structure identique, bâtis par la junte militaire pour contrer la guérilla. Austère et conceptuel, le film met à l’épreuve la patience (les sièges claquaient les uns après les autres) comme l’intelligence du spectateur, sur lequel repose la tâche de reconstituer l’histoire en creux que dévoilent les images: le travail de deuil d’une répression sanglante, dont ne subsistent que des ruines envahies par la végétation.
Plutôt que d’objectiver son sujet, le très beau Shift part au contraire d’une histoire intime (celle des parents de la réalisatrice, Alex Gerbaulet) pour retracer l’histoire d’une ville minière en Allemagne, à priori anodine. Archives personnelles (super 8, polaroïds) et images télévisuelles sont confrontées dans un montage au cordeau, sur un principe de réitération (« Nuit. Puits. Labeur. Futur. », articule froidement la réalisatrice en voix off). Le labeur de son père, mineur, fait écho à l’urbanisation des zones rurales et aux injonctions à la consommation – la variété glamour de l’époque, authentique cache-misère, s’y mue en outil de propagande, tandis que des liens troubles transparaissent entre le régime nazi et la prospérité de l’après-guerre. On découvre in fine que la ville a été bâtie sur des déchets radioactifs, et que la mère de la réalisatrice finira par mourir d’un cancer, sans que l’état n’admette la moindre responsabilité.
Sous la terre comme au ciel
Les mines sont aussi au coeur de La Montagne Magique (Prix Institut Français de la Critique en Ligne), de Andrei Schtakleff, mais sur l’autre versant du globe cette fois-ci – en l’occurrence à Potosi, en Bolivie. Cette expédition tournée caméscope à l’épaule nous entraîne dans une visite guidée des entrailles de la Terre, un seuil après l’autre. Au bout de cet enfer souterrain est célébré le culte d’une étrange divinité, démon priapique auquel les mineurs accordent des offrandes afin qu’il veille sur leur sort. On s’engouffre dans cette mine, qui menace à tout instant de s’écrouler, comme dans un found footage d’épouvante, à la fois éprouvant et gratifiant. Claustrophobes s’abstenir.
La conquête de l’espace est, littéralement, ce qui sous-tend To The Center of the Earth (Prix Renaud Victor), de l’argentin Daniel Rosenfeld. Le film suit le parcours touchant d’un père de famille déterminé à retrouver la trace d’un OVNI, aperçu dans les collines à l’horizon. Son périple initiatique, entamé avec un ami « scientifique », opère a différents degrés de lecture : l’homme, chez qui transparaissent d’irréparables fêlures, cherche à tout prix la preuve par l’image, comme si elle seule pouvait compenser son vide existentiel. A la fois conte initiatique et métaphore du cinéma comme force de croyance et ouverture vers une « autre dimension », le film semble aspirer à faire de la forme documentaire une (science-)fiction spectaculaire. En dépit de ses paysages sublimes, tels qu’on pourrait les admirer à la Géode, Rosenblum semble tellement croire aux vertus de l’imaginaire qu’il finit par tomber dans l’écueil d’un mysticisme guimauve, surligné par la musique de Brahms. La foi soulève peut-être des montagnes, mais elle ne fait pas toujours des films très subtils.
Tableaux vivants
Avant son nouveau long-métrage de fiction dont il vient d’achever le tournage, Grandrieux présentait Meurtrière, le deuxième volet de son triptyque de l’inquiétude, après White Epilepsy en 2012. Un tableau mouvant, filmé à la verticale, dans lequel des corps féminins se convulsent, s’enchevêtrent, s’enchâssent les uns dans les autres en des formes mutantes, insectoïdes – comme un corps archaïque d’avant l’humanité, au sein duquel la sensation et le désir précèderaient la pensée. Ce film-transe, tout en pulsations sourdes, semble emprunter ses motifs davantage à l’histoire de la peinture qu’à celle du cinéma (on y perçoit l’influence de Goya, Rodin, Bacon ou Bellmer), et l’on songe parfois aux clichés en mouvement du photographe Antoine d’Agata. Si l’approche plastique et chorégraphique du film est saisissante, elle tend néanmoins vers un certain maniérisme, qui est souvent le pêché d’orgueil des films d’installation. Reste que le film fait rêver à ce que serait un porno signé Grandrieux.
Autre mécanique de précision, autre tableau vivant, Maesta d’Andy Guérif met en mouvement le fameux retable de Duccio. Les vingt six panneaux prennent vie, dans des décors restituant à la perfection les perspectives obliques et les positionnements des personnages. Du brouhaha des apôtres surgissent des bribes de dialogues dérisoires, à la mesure des déplacements d’une vignette à l’autre. Temporalité, mouvement, lumière, rythme : prodigieux défi de cinéma (et huit ans de travail) qui restitue à la Passion sa dimension triviale. Un génial hommage à la peinture du trecento, doublé d’une désacralisation par l’absurde.
Confidences en huis-clos
Le jury français (parmi lequel on comptait Virgil Vernier et Thierry de Peretti) fit preuve de discernement en récompensant Dans ma tête un rond-point, de Hassen Ferhani, grand film unanimement salué et point d’orgue de cette édition. Dans un abattoir d’Alger, des ouvriers livrent avec pudeur et (auto-)dérision leurs réflexions sur l’existence. Si le thème pouvait, sur le papier, sembler archi-rebattu, le film est d’une grâce et d’une émotion folle, grâce au charisme des personnages, à un prodigieux travail de photographie et de cadrage et à un sens du burlesque inouï, quelque part entre Pedro Costa et Laurel & Hardy. Gravité et drôlerie, espoir et fatalisme, amitié et labeur y cohabitent avec un sens inné de la sagesse. Et jamais un film centré sur des abattoirs (dont la vision est occultée pour mieux se concentrer sur le contrechamp humain) n’aura autant parlé d’amour.
Autre rond-point des confidences, Le Divan du Monde (Prix du GNCR), de Swen de Pauw, met en scène un psychiatre face à ses patients, dans le huis-clos de son cabinet. Selon un dispositif classique (un champ contre champ télévisuel, somme toute très opératique), le film parvient à percer la carapace de l’être humain et à mettre à jour la fragilité d’individus en rupture de ban. De Pauw a trouvé en la personne du Dr Federman un personnage de choix, qui accouche de ses patients avec un mélange de bonhomie et de familiarité, donnant lieu à des scènes hilarantes comme à des moments de sourde gravité.
Voyage, voyages
Dans le rayon OVNI drôlatique, Pawel & Wawel (Mention Spéciale, Prix Georges de Beauregard International) du polonais Krzysztof Kaczmarek, faisait figure d’outsider. Drôle de film que ce road-movie tourné en Islande, sur la trace d’un festival de film polonais, dont on ne sait s’il est un prétexte pour les besoins du film ou s’il a réellement existé. Cette manière de détourner le réel au profit de la fiction dénote un goût pour le canular, étayé par une succession de saynètes absurdes dans des paysages terrassants de beauté. S’y entrecroisent une chorale de bonnes sœurs pas très orthodoxes, un chien qui chante, des vikings de pacotille, une famille de campeurs ahurie, un bateau cul par dessus tête… Un film-gigogne inclassable, qui témoigne d’une inventivité formelle perpétuellement renouvelée.
Le palmarès de la compétition internationale se révéla en revanche plus déconcertant, en couronnant un film qui comptait, de l’avis général, parmi les plus dispensables – à savoir Entrelazado, du colombien Riccardo Giacconi. Si le sujet est en soi passionnant (les spéculations de la physique quantique, qui laissent penser que deux particules, séparées l’une de l’autre par des milliards de kilomètres, peuvent continuer d’interagir, en contradiction avec la théorie de la relativité d’Einstein), le film n’est pas véritablement accompli, survolant son sujet par l’entremise de scènes brouillonnes qui tentent de faire entrer en résonance (d’où le titre, qui signifie « enchevêtrement ») des événements à priori dissociés les uns des autres: un lion ensommeillé, une joueuse de thérémine, des fourmis grignotant une blatte, le récit de la disparition d’une vache ou un mystérieux accident d’autocar relaté par un tailleur de vêtements. Le film laisse un peu sur sa faim, ne laissant qu’entrevoir assez maladroitement l’immense potentiel de sa thématique.
Psycho-géographies
Une mention spéciale fut accordée à By Our Selves du britannique Andrew Kötting. Cette dérive psycho-géographique, commentée par Iain Sinclair et Alan Moore, reconstitue le parcours du poète romantique John Clare, évadé d’un asile dans la périphérie de Londres en 1841, dont il tira un récit panthéïste exalté (“Voyage hors des limites de l’Essex”). On y retrouve tout ce qui fait le sel des ouvrages de Iain Sinclair (auteur du très recommandable London Orbital), ce mélange d’érudition et d’humour, de flegme et d’excentricité. Passé et présent, documentaire et reconstitution s’entremêlent, tandis que le rôle de John Clare est endossé en alternance par le mythique Freddie Jones et son fils, le non moins renommé Toby Jones. Une errance dans l’Angleterre suburbaine qui file en pente douce vers une ode joyeusement païenne à la folie.
En dépit de son bric-à-brac formel, Santa Teresa & Otra Historias (Prix Georges de Beauregard International), de Nelson de Los Santos Arias, peine à rendre compte de la densité et de la puissance évocatrice de 2066, la fresque littéraire inachevée de Bolano dont il esquisse une libre adaptation, mais dont on ne retrouve que quelques réminiscences disséminées ci et là, le plus souvent à côté de la plaque. La confusion des styles et la démultiplication des formats façon patchwork (images d’archives, Super 8, vidéo), brodé sur une voix off, ne rend guère justice à l’ampleur et à la noirceur du roman, qui fonctionne à l’inverse sur un principe de réitération obsessionnelle et de chausse-trappes permanents.
Errance et deshérence
Field Niggas (Mention Spéciale du Prix Marseille Espérance), du new yorkais Khalik Allah, s’attache à un groupe de dealers et de toxicos à un carrefour de Harlem, quelques mois après la mort d’Eric Garner, qui succomba d’asphyxie après avoir été plaqué à terre et immobilisé par la police. Avec sa photographie léchée, pour ne pas dire tape-à-l’oeil (ralentí clipesque, amplification des contrastes et focale 5D intempestive), le film saisit toutefois une percutante galerie de galériens, SDF abîmés par la dureté de la vie et par la défonce, et auquel le réalisateur restitue un semblant de dignité, spoliée par des flics toujours prompts à les humilier.
Psaume (Prix du CNAP et Prix des Lycéens), de Nicolas Boone, se présente quant à lui comme une fiction post-apo tournée en Afrique subsaharienne. A l’image, violemment surexposée (une ponctuation qui vient renforcer l’atmosphère post-nucléaire de la savane), se profile le convoi en carriole de deux personnages en guenilles, miséreux et assoifés. Le long de cette errance macabre, ils sont rejoints par d’autres hommes et femmes tout aussi égarés qu’eux, jusqu’à se resserrer en une communauté d’homme-zombies qui va on ne sait où. Si la fable eschatologique (le psaume en question serait-il celui des pélerins?) est d’une indéniable beauté plastique, son rapport à la fiction devient problématique dès lors que les situations convoquées expulsent toute humanité de leur dispositif et mettent en jeu un rapport au monde centré uniquement sur le mode opératoire du cinéaste. La forme a beau présenter une criante analogie avec les films de Ben Russell (de longs plans-séquences suivent la déambulation des personnages en steadicam), elle en réfute toute velléité ethnographique pour se concentrer sur les prémices d’une civilisation qui aurait survécu au Déluge. « Ca pourrait se passer n’importe où » annonce Boone en préambule. Il n’en reste pas moins que tourner en Afrique Noire, ce n’est pas la même chose que de tourner dans un bled d’Alsace-Lorraine, et il est pour le moins dérangeant de voir l’homme africain réduit à un statut de sous-homme, rampant et agonisant au milieu d’une savane asséchée, dirigé à la baguette par un toubab derrière une caméra.
Dans la sélection Cadence, tournée vers la musique, on retiendra surtout le drôlissime Don Pauvros de la Manche. Grand échalas aux doigts arachnéens, sorte de Joey Ramone de l’avant-garde, le mythique guitariste free Jean-François Pauvros s’y dévoile au quotidien dans son fief de Boulogne-sur-Mer. L’occasion de scènes cocasses et poétiques, entrecoupées de répétitions ou de sessions en compagnie de ses frères d’âme (Xavier Boussiron & Marie-Pierre Brébant, Charles Pennequin, Vincent Fortemps, Arto Lindsay ou encore Keiji Haino).