Mori, qui est japonais, s’installe quelques temps à Séoul pour y retrouver la femme qu’il aime. Sur place, il lui écrit une lettre qu’il dépose à un endroit où il est sûr qu’elle la trouvera. Il y a trois ans, In another country se présentait comme le fruit de l’imaginaire d’une jeune fille qui, en vacances avec sa mère, gribouillait des petits scénarios. Hill of Freedom prolonge en quelque sorte ce principe, en l’amplifiant. La jeune femme récupère la lettre et, bouleversée, la laisse glisser de ses mains, éparpillant dans un escalier les nombreux feuillets ; elle les ramasse dans le désordre, égarant une page derrière elle. Ce petit tas de feuilles mélangées que lit la jeune femme, c’est le film, narrant ainsi dans le désordre le séjour de Mori à Séoul, et laissant imaginer le contenu du feuillet égaré.
Avec cet artifice, qui n’a rien d’une coquetterie, Hong Sang-soo poursuit un geste esquissé depuis quelques films, une sorte d’idéal qui consisterait à faire des films légers comme du papier, à vider son cinéma pour n’en garder plus que l’essentiel, comme on délesterait une montgolfière pour la faire monter encore plus haut. C’est une étape de plus sur la voie d’une radicale épure : le film ne semble se préoccuper que de recueillir en son sein une forme de douceur lactée (sa lumière va dans ce sens), d’apaisement atone. Le désordre du récit contribue à nous faire sentir une succession de purs présents, de saynètes qu’on pourrait presque réduire à trois petites vignettes de bande dessinée.
Et cette recherche du pur présent se double du fait que Mori, tout comme le héros de Night and Day, est dans l’attente de quelque chose qui ne vient pas et qui l’astreint à ce type d’errance forcée qui est le propre de tous les films d’Hong Sang-soo. La géographie elle-même se resserre, limitée à un petit circuit, une petite promenade : Mori fait des allers et venues entre le « Hill of freedom », qui est un petit café, sa chambre d’hôte, et quelques restaurants du coin. C’est le doux confort touristique garanti par HSS : tout doit toujours pouvoir se faire à pieds. D’où la petite ritournelle de Mori, petit animal qui marque son territoire, façon, là encore, de resserrer le film, de le figer sur une petite parcelle, de littéralement coincer son héros dans un éternel retour géographique et temporel qui pourrait être cauchemardesque mais qui a tout d’un rêve.
HSS fait, en cela, un pas de plus vers une forme de tabula rasa onirique, que suggérait déjà In another country. On n’est plus très loin du conte de fée : on croise un chien qui s’appelle Rêve, un livre intitulé « Time », une fille très grande (celle qui jouait Haewon) et son père très petit, ne manquent qu’un château fort et un crapaud. Tout se réduit à une unique caractéristique, comme dans un grand imagier d’enfants (on repense ici au phare d’In another country). Le langage aussi se plie à cette ligne claire, et dans son dénuement, dans son économie, il touche à quelque chose d’irréel. HSS a trouvé un rêveur idéal dans cette figure du touriste penaud, qui s’adresse aux autres dans un anglais d’emprunt que personne ne maîtrise parfaitement. Les dialogues en sont quasiment réduits à une fonction purement phatique : le contenu de la parole importe peu, seules compte l’adresse, la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs, l’hospitalité du langage qui va de pair avec le fait que Hong Sang-soo ne recourt jamais au champ-contrechamp pour filmer deux personnages qui parlent, parce qu’il lui faut l’épaisseur de l’air entre les deux corps, parce que le montage supprimerait la dimension charnelle et conviviale des échanges.
Cette sensualité, on oublie souvent de la souligner, mais elle est pourtant une caractéristique essentielle du cinéma de Hong Sang-soo, cinéaste qui, pour être sensuel, doit être fondamentalement matérialiste : chair de la nourriture, peau légèrement suintante des acteurs, sommeil. Dans son extrême dénuement, Hill of Freedom nous rappelle que le cinéma de HSS, s’il peut être un cinéma de la fatigue, est aussi un cinéma de la jouissance régénératrice, qui envisage ses héros comme des plantes qui respireraient, ingurgiteraient tout ce qui se trouve de comestibles autour d’eux, tout ce que des êtres hospitaliers peuvent leur apporter.
Cette hospitalité vient combler adéquatement l’attente de Mori, qui cherche une femme et finit par en trouver une autre : la tenancière du « Hill of freedom » qui ne cesse de lui offrir des consommations. Lorsque la propriétaire des chambres d’hôte demande à Mori comment il sait quand il est heureux, celui-ci lui répond que regarder une fleur quelques minutes lui fait oublier tout le reste – qui il est, ce qu’il a fait dans le passé, de quoi est fait le monde. La fleur le fait se sentir complètement en sécurité. Hill of Freedom regorge de ces moments de réconfortante surdité au monde. Par exemple lorsque HSS filme la tenancière du café et Mori au lit, dans un décor entièrement blanc et une lumière lactescente : derrière la jeune femme, un doudou en forme de lapin est coincé entre le lit et le mur, comme si celle-ci avait échangé une peluche pour un homme. Le plan est d’une infinie douceur, on y reconnaît tout le bonheur immobile qu’un héros peut trouver chez HSS, même si ce n’est pas avec la femme qu’il cherchait, et même si la stupeur du réveil – la fin le démontrera – menace toujours le rêveur.