« Samedi 1 janvier 1994. “Abracadabra, les carottes râpées.” Une fois l’entrée terminée, il repartit en cuisine, puis revint. “Abracadabra, les paupiettes de veau.” Même manège au moment du dessert. “Abracadabra, le citron givré.” Il avait beau en faire des tonnes, tous les invités s’en rendirent compte : le menu de la nouvelle année de David Copperfield n’avait rien de magique. Captatio benevolentiae.
Mercredi 7 janvier 1987. “Braque, braque, contre-braque”, lui répétais-je. Cela faisait 10 minutes qu’il tentait de garer sa R25 sur une place qu’il jugeait “royale”. Apparemment, on pouvait être Major de l’X, docteur d’état en économie, ingénieur du Corps des mines, diplômé de l’IEP de Paris et de l’ENA, et conduire comme un jambon. Jacques Attali avait encore beaucoup a apprendre. Surdiplômé.
Lundi 6 janvier 1969. “Je n’accepte pas qu’une femme cultivée rentre chez moi, affirma le premier. – Tu as raison, renchérit le second, le génie n’appartient qu’aux hommes. – Qu’elles se contentent de prendre soin de nous”, conclut le troisième, avec son accent plein de bonhomie. La table ronde entre Ferré, Brel et Brassens, immortalisée par la fameuse photo, vira vite au cauchemar. Sacrés monstres ».
Ces trois savoureuses anecdotes sont extraites de Ces soirées-là, de Gargoigne Berkin, paru aux Editions du Motel voici quelques jours (le Motel est un bar pop situé 8, passage Josset, dans le 11e arrondissement, qui se lance avec ce premier livre, et bonheur, dans l’édition, avec au programme des domaines aussi variés que « la photographie, le récit de voyage, les essais théoriques, la bande dessinée ou encore la folie mondaine, dixit le dossier de presse). Il s’agit d’un carnet mondain fictif retraçant 45 ans d’histoire en 365 anecdotes, faisant intervenir des personnalités aussi variées que Jacques Martin, Richard Gere, Jeannie Longo ou Yasser Arafat. C’est un recueil d’aphorismes humoristiques, iconoclastes et limités à 420 signes, conformément à la contrainte initiale de Facebook, là où Gargoigne Berkin avait d’abord choisi de diffuser ses précieux témoignages quotidiens. Ces mondanités à coups de marteau occasionnent aussi la création d’un véritable personnage littéraire, omniprésent et omniscient dans les cénacles politiques et/ou culturels depuis plusieurs décennies : le narrateur lui-même, le mystérieux quoique très introduit Gargoigne Berkin, dont nous avons pu obtenir une interview. En exclu lulu.
Chro : Bonjour, Gargoigne Berkin. Selon la biographie officielle fournie par votre maison d’édition, vous seriez né le 20 mai 1947 au sein d’une congrégation amish. Profitant de votre Rumspringa, rite de passage durant lequel les adolescents amish quittent leurs familles pour se confronter à la société moderne, vous seriez parti à la découverte du monde et auriez décidé, à l’issue de cette période, de ne pas retourner dans votre communauté, avec laquelle vous seriez tout de même resté en contact. Je copie-colle la suite : « Gargoigne a depuis su tisser des liens forts au sein de nombreux réseaux et de sociétés prétendument cadenassés, y côtoyant un nombre important de personnalités. Après quelques collaborations artistiques et la publication de son texte Le comique et le sumo dans le numéro fictions de Vice, il publie enfin, avec Ces soirées-là, ses mémoires aux Editions du Motel ». Je n’arrive pas à croire en cette fable. Et puis, il me semble vous avoir déjà croisé dans des bars parisiens. Enfin, pour un homme né en 1947, vous ne faites pas votre âge. Voulez-vous tomber le masque (mais pas la plume) ? Qui êtes-vous vraiment ?
Gargoigne Berkin : On commence donc comme ça : pas de prologue, directement l’Alpe d’Huez, avec une question qui me met tout de suite et simultanément en tête le « Connais-toi toi-même » de Socrate, le Larvatus prodeo de Descartes et la phrase de Barthes qui dit que la littérature est un masque qui se montre du doigt ! Alors, puisque j’ai été démasqué, et ce malgré la crédibilité, à tout le moins la vraisemblance, de la biographie de Gargoigne Berkin, on y va, bas les masques, Gargoigne à poil. Je suis celui qui parle pour Gargoigne Berkin. Par conséquent, j’ai connu tous ces gens, je les ai vus vivre, et aucun copier-coller ne pourra remettre en cause mon existence. Quant à ma jeunesse en apparence éternelle, je garde le secret pour moi, et ça n’a rien à voir avec le Botox. Plus avec la Suisse. Demandez à Vin Diesel ou Johnny, que je croise souvent là-bas, si cela importe vraiment de savoir qui ils sont. Qui voudrait « vraiment » tout savoir de Jean-Philippe Smet, Mark Vincent, de Jacques Filliani ou de Benjamin Rondeau ? Il y a des noms et il y a le reste ; il y a aussi la pudeur. On en parle ensemble quand on fait nos cures de jouvence. C’est notre vie privée. Mais on est tous d’accord sur la question. Le résultat de ces cures est admirable : il faut le voir pour le croire. Comme au catch.
J’ai cherché à découvrir votre véritable identité en tapant vos nom et prénom dans un générateur d’anagrammes. Les 15 lettres de votre pseudonyme ne m’ont fourni aucun anagramme de moins de 10 lettres (dont « bigornerai », « gobergerai », « éborgnerai », ce qui, en sens, parle un peu de votre production littéraire). D’où viennent ces mots ? Ont-ils un sens caché ?
Tous les noms sont vraisemblables, c’est là leurs sens cachés. Donc, le mien, Gargoigne Berkin, aussi. Je le sais depuis que j’ai vu un jour, quelque part, une personne dont le prénom était Burt Lancaster et le nom de famille Rex Harrison. On vient aussi de me parler d’un M.D Jenbon, bientôt 6 ans, qui vit à Pantin, pas loin, donc. A partir du moment où quelqu’un s’appelle comme ça, tout devient possible. C’est parce que Burt Lancaster Rex Harrison et M.D Jenbon existent que Gargoigne Berkin (moi, donc) a pu exister. Ni plus, ni moins. En fait, alors qu’il y a plus de 500 noms dans ce livre, le seul à naître – ou à n’être, d’ailleurs –, c’est le mien : Gargoigne Berkin. J’existe désormais et faire exister ce nom, dans les librairies, les bibliothèques ou les interviews, est une sorte de naissance, de révélation au monde, une manière d’obtenir ma carte d’identité. Après tout, il y a Pynchon, Marek Halter ou même la réalité BHL, alors pourquoi pas Gargoigne Berkin ?
Ces soirée là est aussi le titre d’une chanson du rappeur Yannick, qui samplait en 2000 Cette année là de Claude François, pour la comédie musicale en l’honneur du chanteur yéyé-disco, Belles, belles, belles. J’ai cru voir, dans le titre que vous avez choisi pour ce recueil, une même nostalgie que celle de la chanson de Cloclo pour le passé et une société du spectacle encore assez libre, privilégiée et décomplexée, avant les magazines people, internet et la désacralisation (voire une certaine descente aux enfers) de la vedette. Y-a-t-il dans votre projet littéraire autant d’iconoclastie que d’admiration pour les « grands » de ce monde ?
Disons qu’il s’agit plus des hasards de l’existence que d’admiration, même si je peux sentir de l’affection pour certains « grands » que je cite. Contrairement à Pascal (Obispo), si j’existe, ce n’est pas du tout d’être fan : c’est ma vie qui est ainsi faite, avec mes réseaux, mes amis, mes connaissances, bref, tout ce qui me constitue. Des membres de mon entourage – ces « grand » dont on parle – ont pu m’aider à me construire intellectuellement, humainement, éthiquement, mais ce n’est pas de l’admiration que je ressens pour eux. Ils peuvent faire des choses admirables, dans ce cas-là, j’admire les choses qu’ils font. Donc, concernant ces figures, je suis davantage dans l’étonnement, le questionnement. Que peut s’acheter Mikhaïl (Gorbatchev) quand il n’a qu’une certaine somme sur lui et qu’il a oublié sa carte bleue ? Qu’est-ce qui pousse Patrick (Bruel) à organiser, un beau matin, un concert symphonique sur France 2 et à se mettre à chanter comme un ténor – c’était il y a peu de temps, je l’ai vu au zapping samedi alors qu’il ne m’en avait pas parlé ? Après il faut trouver une réponse.
Comme ?
Par exemple, Patrick fait ça parce qu’il n’en a rien à foutre de rien et qu’il fait tout ce qu’il veut. Ou parce qu’il admire – je le sais – la version du Caruso de Florent (Pagny). Ou qu’il aime le bluff – on connait tous ses résultats au poker. Moi je sais les vraies réponses à ces questions et je les dis. J’aime leurs petites marottes, leurs petits sacrements, leurs jardins secrets, qui n’ont souvent rien à voir avec ce qu’ils montrent en public. Après tout, ils vivent dans le même monde que nous, donc ils peuvent adorer les Granolas ou ne jurer que par les produits « Reflets de France » – je ne dirais pas qui, de Luchini ou de PPDA, aime l’un et l’autre. Il y a un dessin comme ça, dans Véridique de Pierre La Police, où, sous la forme d’un jeu de l’été, on doit rendre aux dictateurs du XXe siècle leurs petits déjeuners préférés (des pepitos et un verre de lait pour Saddam Hussein, je dis ça de mémoire, chez Pierre La Police, alors que je me souviens que Saddam n’aimait que la burrata au réveil). Ca m’a toujours fait rire, ce genre d’associations inventées, parce qu’elles se révèlent toujours presque justes, je le sais par expérience. Donc, il s’agit davantage de curiosité rigolarde pour des gens que je côtoie que qu’admiration. C’est d’ailleurs le même sentiment que me provoque la lecture des magazines people : ils ont arrêté, mais dans Voici, en plus des photos toujours spectaculaires, il y avait à une époque des recettes de stars qui donnaient lieu à des associations totalement saugrenues : la recette du bœuf bourguignon de Robert de Niro ou la tarte à l’oignon de Clovis Cornillac, même envoyées par un attaché de presse, ça vaut son pesant de cacahuètes. Clovis est un très mauvais cuisinier, dans la réalité. Et je ne comprends pas pourquoi vos questions consistent à faire croire que ce que je dis n’est pas vrai et que ma vie est une fable.
La recette du bœuf bourguignon de Robert de Niro ou la tarte à l’oignon de Clovis Cornillac, même envoyées par un attaché de presse, ça vaut son pesant de cacahuètes. Clovis est un très mauvais cuisinier, dans la réalité
Et sur la nostalgie ?
Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse de nostalgie. La nostalgie, ce n’est pas ce que j’ai voulu faire ressortir du livre : ce n’est pas, malgré le titre, un livre nostalgique. Les anecdotes se déroulant sur 45 ans, c’est davantage un livre qui enregistre le monde tel qu’il évolue, avec au centre Gargoigne Berkin – et pardon de parler de moi à la troisième personne, mais « je » n’est pas un autre, « je » est simplement toujours Gargoigne – comme témoin privilégié, car il a connu tout ce dont je parle. Il y a une anecdote dans laquelle Lyndon Johnson, peu de temps avant sa mort, me demande de lui parler un peu de l’avenir ; je ne fais que décrire, littéralement, grossièrement et, malgré tout, justement, l’évolution qui viendra et qui nous fera passer de la machine à écrire à l’ordinateur. C’est exactement ça. Je ne regrette pas ; je sais avant, enregistre pendant et retranscris après. Vini, vidi, dixi. En ce sens, je suis un prophète du passé. J’ai pu, malgré tout, enregistrer une certaine nostalgie pour des époques, nostalgie qu’ont pu ressentir certaines personnes de mon entourage qui les ont connues, ces époques. J’ai quand même – vraiment – parlé pendant assez longtemps à une personne née au XIXe siècle. Et un adolescent né en 1999 a connu trois décennies, deux siècles et deux millénaires – il ne faut jamais oublier ça. Je me fais peut-être le porte-parole de cette nostalgie qui n’est pas la mienne, que j’ai enregistrée et que je rapporte ici à travers Gargoigne. C’est un peu comme vivre avec une personne qui a un hoquet qui ne passe pas : ça peut devenir pesant, vous pouvez penser que c’est aussi énervant que de l’avoir, mais en définitive, ce n’est jamais le vôtre. Si nostalgie il y a, c’est une nostalgie du XIXe siècle et ce n’est pas voulu, ce n’est pas la mienne, c’est un hoquet externe.
Je sais avant, enregistre pendant et retranscris après. Vini, vidi, dixi. En ce sens, je suis un prophète du passé
Revenons un instant sur la dimension iconoclaste de vos textes. S’agit-il de déboulonner les statues, de briser les idoles (même avec humour, voire tendresse) ? Cronenberg parlant de ses hémorroïdes, Jacques Attali incapable de faire un créneau, ou Jacques Rivette postant ad nauseam sur Facebook le compte-rendu de son ennuyeuse vie quotidienne : votre modus operandi semble être de ramener les célébrités à leurs corps, à leurs limites physiques, celles qu’imposent en un sens la réalité matérielle (« la réalité, c’est ce qui cogne », comme dit l’autre). Est-ce bien fair-play ? Ou jugez-vous que c’est la seule réponse possible à la désincarnation, ou à la spiritualisation par le monde médiatique de ces idoles et gens de pouvoir (s’il y a bien une volonté politique dans votre travail, ce que je crois) ?
Je me suis posé la question du fair-play. Si on considère que tout le livre consiste à ramener les idoles à leurs limites physiques, en effet, c’est très limite, justement. Mais ce dont il est question, dans le livre, entre autres choses, c’est plutôt la déconstruction d’une image publique, d’un ethos, comme disaient les anciens. Jacques – Attali –, on nous l’a présenté, et il s’est lui-même laissé présenter ainsi, comme le mec surdiplômé (on a refait le coup avec Alain Minc) qui a une idée sur tout, donc je me suis demandé comment il conduisait, le permis étant le seul de ses diplômes dont on ne nous parle jamais. Moi, j’ai vu comment il conduisait. Cette année, il lui est arrivé un léger accident en direct sur i-Télé, et cet accident est une réponse du réel lui-même à la désincarnation dont vous parlez : il exposait une théorie sur je ne sais quoi, sûrement sur le futur, puisqu’apparemment, c’est sa dernière passion (ce qui contribue encore plus à n’en faire qu’un esprit), et là, une immense crotte de nez s’est mise à poindre lentement de sa narine. L’esprit Attali – c’est ce qu’il veut incarner – est redevenu un corps comme les autres. Et là, on en revient à mes questions de tout à l’heure : quelle est sa marque de mouchoirs préférée ? Aime-t-il les kleenex parfumés à la menthe ? Moi je le sais et je le dis. Donc mon livre, puisqu’il est vrai, en déconstruisant par la banalité et le réel l’ethos préalable que tout ce beau monde a mis du temps à élaborer, est une réponse possible à la désincarnation, mais ce n’est pas la seule : le réel s’en charge parfois très bien tout seul.
Attali exposait une théorie sur je ne sais quoi, sûrement sur le futur, puisqu’apparemment, c’est sa dernière passion (ce qui contribue encore plus à n’en faire qu’un esprit), et là, une immense crotte de nez s’est mise à poindre lentement de sa narine
Le titre Ces soirées là me semble aussi évoquer les cocktails et dîners mondains que vous évoquez dans vos textes, et votre activité littéraire elle-même : je vous imagine, chaque soir, pendant 365 jours, rédiger (solitairement) votre aphorisme quotidien, et finalement, donner ce titre un peu « méta », si j’ose dire, à votre recueil. Est-ce une interprétation valide ?
Oui, absolument, et je n’y avais pas du tout pensé. Cela a été une vraie pratique quotidienne, solitaire, souvent vespérale, donc le titre du livre est aussi un commentaire de sa genèse, de son processus de création. Je vous remercie de me l’avoir fait remarquer. Ne pas répondre est aussi une réponse. Je n’en dirai pas plus.
Du coup, le titre Ces soirées là, par contraste avec Cette année là, fait aussi écho à la rapidité de publication de vos textes sur Facebook, inscrivant votre activité dans le temps court de la publication instantanée. Il parait que les gens écrivent moins de livres depuis qu’ils peuvent s’auto-publier sur les réseaux sociaux. Comment vivez-vous la compilation sur papier de vos textes ? Ne trahit-elle pas l’intention première de la publication online, son caractère éphémère, sa disparition programmée, son côté « bouteille à la mer » et possible épiphanie ?
L’intention première, entendons-nous bien, était de faire rire ma copine. Elle lisait Ingrid Caven de Jean-Jacques – Schuhl –, qui n’est pas le dernier à dire ce qu’il veut – et, en en parcourant quelques pages, je lui avais juste dit, pour la faire rire, un truc du style : « Ouais, ouais, moi aussi, je vais raconter mes souvenirs et ce sera autre chose ». Et là, pour l’amuser, j’ai écrit la première anecdote sur Hô Chi Minh – alors que tout ça, je l’aurais gardé pour moi, dans d’autres circonstances. L’intention première est donc une intention comique et intime. Par la suite, c’est devenu autre chose, une gymnastique quotidienne, un monde à part, presque un système – ma vie à raconter, en somme. Ce qui fait que je n’ai pas l’impression que le fait de compiler ces histoires trahisse ce projet, puisqu’un livre est un objet satisfaisant pour mettre en forme un monde ou un système. Après, c’est vrai que ce n’est plus tout à fait la même chose. Le projet change puisque le rythme de lecture change – même si rien n’empêche le lecteur de ne lire qu’un épisode par jour. En adoptant la forme de l’éphéméride, j’ai quand même voulu préserver cette rapidité de la publication initiale. Alors oui, maintenant, c’est devenu un livre, grâce à Djavid, mon éditeur, à qui ce projet tenait vraiment à cœur. Si mes publications quotidiennes constituaient autant de bouteilles à la mer, il faut croire qu’elles sont venues s’échouer sur une plage peuplée et qu’elles ont trouvé preneur. Quant à moi, je le vis très bien. Je suis très heureux du livre, que je trouve ludique et beau. Ce jaune va bien avec tout – c’est grâce à mon frère, qui a fait la conception graphique, et à Gérard Berréby, qui nous a aidés pour l’impression. Il n’y a pas de trahison, mais une continuité. Et puis, pour être honnête, je suis persuadé que la plupart des gens qui s’auto-publient sur les réseaux sociaux ne diraient pas non à une impression papier. C’est un peu vain comme sentiment, mais quand un livre existe, ça ajoute du prestige à la chose et on est tous – les gens qui ont participé à la conception, les amis, la famille – très contents.
Vous commencez et terminez ces 365 jours de publications par deux anecdotes (truculentes) à propos du repas de jour de l’an organisé par le magicien David Copperfield. Faut-il y voir une métaphore de l’ensemble de cet ouvrage, travail de démythification, la magie que propose la société du spectacle s’avérant finalement toujours décevante, tristement prosaïque, quand on a accès aux coulisses, quand on est familier avec ses protagonistes ? Ces soirées là seraient en ce sens une salutaire entreprise de désenchantement…
Oui, c’est un peu ça. Et quand même, « abracadabra » comme incipit, ça me va. Le livre est une sorte de remise à plat du spectacle, parce que j’en suis spectateur, comme Le dictionnaire des idées reçues était une remise à plat du discours puisque Bouvard et Pécuchet en étaient devenus les acteurs. Il faut désenchanter ce mode de spectacle-là, celui dont on parle, qui n’est pas forcément le même que celui dont Debord parle – c’est bien ça, non, la question ? – et auquel, pour être honnête, je n’ai jamais tout compris. Je n’ai d’ailleurs jamais tout compris à ce que disait Guy. Toujours est-il que dire abracadabra ne suffit pas. Ce qui signifie qu’il faut enchanter le monde autrement, y trouver d’autres charmes – le rire, la charité, l’amour, la parole, la nourriture, la diplomatie ou même le bicarbonate. Pour en revenir à la bouteille à la mer, je vais citer Daniel – Balavoine – qui, dans Tous les cris les SOS, dit très bien ce besoin de changer les règles de l’enchantement : « Il faudrait changer de héros dans un monde où le plus beau reste à faire ». Je ne perds pas espoir. Ce livre est ma pierre à l’édifice de désenchantement du spectacle comme il va, pour tenter d’en faire naître un autre au minimum aussi enchanteur.
Le livre est une sorte de remise à plat du spectacle, parce que j’en suis spectateur, comme Le dictionnaire des idées reçues était une remise à plat du discours puisque Bouvard et Pécuchet en étaient devenus les acteurs
Enfin, dû au grand âge de votre ré-incarnation littéraire (Gargoigne Berkin serait né en 1947), vous pouvez, d’un jour à l’autre de ces 365 billets, passer d’une anecdote mettant en scène Sylvie Vartan se prenant une cuite en 1981 avec le restant de la sauce d’un bœuf bourguignon, à une étrange citation de Benjamin Castaldi sur un plateau TV en 2010. En franchissant ainsi allégrement les années, parfois les décennies, voulez-vous dire (par delà une vision de la mémoire comme mosaïque) que rien ne change malgré le passage du temps, que tout est vanité, que tous les temps coexistent dans l’éternité (littéraire) ?
Ces sauts dans le temps sont presque le cœur du projet. J’ai vécu un tas de choses entre 1966 et maintenant – ce qui correspond, grosso modo, à la carrière de Michel (Drucker) – il ne pouvait donc en être autrement. D’autre part, ça dynamise de l’intérieur la forme de l’éphéméride. OK, on va du 1er janvier au 31 décembre, mais on passe, en changeant de jour, parfois sur la même page, d’une décennie à l’autre sur près de 50 ans. Ces sauts dans le temps obligent le lecteur à faire attention. Ca me plait que ma vie soit dynamisée, qu’il faille y faire attention, car depuis 50 ans, au final, je n’ai fait que vivre et maintenant il faut faire revivre ces souvenirs. C’est une autobiographie faite comme ça et ça, formellement, ça change un peu des autres, je trouve.
Tout est vanité ?…
Je me garderai bien de dire que tout est vanité et que rien ne change. Et quand bien même rien ne changerait, tout ne serait peut-être pas pour autant vanité. Il faudrait bien sûr être aveugle pour affirmer que les choses ne changent pas. J’ai quand même vécu 35 ans sans portable, le boson de Higgs était un rêve inaccessible il y a peu, j’ai vu mourir Mao et l’ADN d’une méduse se mêler à celui d’un mouton. Alors oui, je suis bien obligé de reconnaître que les choses changent et que, dans un certain sens, on ne doit pas être bien loin du soulèvement des machines ou de la planète des singes. Mais en même temps, quand on replace tout à une échelle humaine, on se rend compte qu’il y a tout un tas de choses qui sont là depuis le début. Le vent souffle où il veut et quand il veut. Je suis, par exemple, persuadé que toute l’évolution de l’espèce humaine est contenue dans chacune de nos existences. On est d’abord tous Toumaï, puis Lucie, puis on utilise des objets, on se pose des questions métaphysiques, on tente d’y trouver des réponses et on se rend compte que plus on s’éloigne de nos origines, plus on a d’idées sur elles. En ce sens, oui, je pense que tous les temps coexistent dans l’éternité – et pas simplement en littérature. La langue n’est ainsi pas en reste pour le prouver : on a le présent gnomique qui est fait pour ça, figer l’éternité dans la langue – ou plutôt pour présenter les choses comme telles. Il y a aussi les mythes : l’adolescent dont je parlais plus haut, né en 1999, en plus d’avoir connu deux millénaires, quand il fait un selfie, il dit Narcisse, donc Ovide. Sinon, il y a Babel, La Fontaine, La Bruyère, Cervantes et Flaubert qui prouvent que certaines choses ne changent pas. Finalement, l’année dernière, à travers les 50 ans de la mort de Kennedy, c’est aussi le film documentaire le plus court et le plus magnétique tourné au XXe siècle qui a été commémoré, une sorte de vanité pop, une tragédie colorée de 486 images qui, avec le RFK Funeral Train de 1968, font d’Abraham Zapruder et de Paul Fusco les Eschyle et Euripide de l’ère de l’image et, indéniablement, de la famille Kennedy une version contemporaine des Atrides. Même si la mort de John résonne autrement pour moi qui, pour une raison que je ne donnerai pas ici, étais dans le coffre de la voiture. En définitive, moi je dis « Je rigole » ou « C’est drôle » et ma fille dira « LOL ». Mais au bout du compte, on rigole déjà ensemble pour les mêmes choses.
Ces soirées-là, de Gargoigne Berkin (Les éditions du Motel)