Dans les gradins d’un Marineland nouvelle génération, deux jeunes frères s’installent pour assister à un show déroutant : un requin blanc est perché en haut d’une grue, et bientôt un dinosaure gros comme deux baleines jaillit du fond du bassin, pour avaler le squale comme on goberait une cacahuète. Mais le plus âgé des ados, trop occupé à liker ses photos sur Facebook, n’a pas vu grand chose de la pirouette : il lui aura fallu le vacarme de la gigantesque mâchoire claquant dans le vide, et la généreuse éclaboussure provoquée par le plongeon du monstre, pour qu’il daigne enfin décoller le nez de son smartphone. On est à Jurassic World depuis trente minutes à peine. Et l’énigmatique Colin Trevorrow, à qui ont été confiées les commandes de ce nouvel épisode, sait déjà combien il sera difficile de maintenir en haleine son jeune public, malgré les efforts de la 3D et la promesse d’un ride avec les vélociraptors. Depuis Les Dents de la mer et Jurassic Park de Steven Spielberg, serait- il devenu impossible d’impressionner la jeunesse ?
C’est en tout cas le constat, lucide et quelque peu désabusé, de cette séquence en forme de clin d’oeil où sont convoqués les deux sommets de terreur estivale du roi de l’entertainment, dans un jeu de poupées russes où chaque génération de blockbusters avale la précédente. On aurait aimé, cependant, voir le réalisateur transformer ce constat en défi, plutôt que s’en servir comme alibi pour justifier l’opportunisme de ce revival. Conscient de ne pouvoir recréer l’émoi de la première fois, Jurassic World se contentera ainsi de pasticher, capitaliser, recycler, surenchérir, au carrefour de l’hommage à l’original et de la relecture ironique. Son pitch est à ce titre son meilleur allié, où l’on apprend que grâce aux miracles de la génétique, on peut désormais créer sur commande des dinosaures hybrides. D’où un programme jouant à fond la carte du bestiaire dopé (certains peuvent se camoufler, d’autres sont devenus dociles) et du divertissement conscient de sa vacuité, à la fois virtuose (tout cela se suit sans déplaisir) et bridé par son impératif “tous publics”.
C’est que le film, évidemment, finit lui-même par épouser le cahier des charges de son parc à thèmes (“Plus gros, plus effrayant, plus cool”), rejoignant cette longue chaîne de blockbusters blasés, condamnés à commenter leur propre incapacité à l’émerveillement, tout en profitant des largesses du numérique pour tout figurer et ne rien mettre en scène. La grammaire du genre (jeu d’échelles, de points de vue, hors-champ, dévoilement progressif) y est ainsi réduite à peau de chagrin, remplacée par une accumulation de sketchs tonitruants expédiés comme dans un mauvais serial (le finale, digne d’un kaiju-eiga nanardeux). C’était déjà la limite d’Avengers : l’ère d’Ultron, autre franchise mastodonte réduisant le spectacle à une pièce montée d’exploits digitaux pour tenter de résoudre une impossible équation : d’un côté, inviter un maximum de monde à la fête (une troupe de super-héros ici, une meute de super-dinosaures là) ; de l’autre, tenter de rendre digeste ce trop-plein fantasmagorique.
Certes, sa façon de ramener la saga dans le giron de la série B (giron naturel qui n’a rien de honteux, mais dont le méta-blockbuster de Spielberg avait su rebattre les cartes) n’empêche pas Trevorrow de reprendre à son compte tous les motifs du maître – la famille à reconstruire, l’élan prométhéen qui dérape, la complicité entre l’homme et le monstre. Sauf qu’à l’évidence, il n’y croit pas une seconde. Et à force de faire carillonner les gimmicks de l’original, celui-ci finit par lui faire de l’ombre, en rappelant l’importance d’une clause fondamentale du contrat : la fascination, comme envers nécessaire de l’horreur. Dans Jurassic Park, un grand-père un peu dingo construisait pour ses petits enfants un rêve qui, soudain hors de contrôle, se transformait en cauchemar. Jurassic World, lui, se contente d’un freak show où des CGI en roue libre bouffent le public.
Rien d’alarmant, au fond, sous le ciel du blockbuster décontracté et récréatif. Mais on aurait probablement été moins sévère avec cette regrettable démission si, il y a un mois, George Miller ne nous avait prouvé que l’entertainment à gros bras peut encore se prévaloir d’une forme éblouissante. Car il y a quelque chose d’assez triste, vraiment, dans l’idée de consommer ce nouvel épisode de Jurassic Park avec la même sensation de plaisir coupable que, disons, devant Fast & Furious 7.