François Coupry se tient haut perché sur une pile de textes étranges et baroques, contes paradoxaux de son invention ou romans groupés en cycle (six volumes réunis sous l’intitulé « La Récréation du monde » et publiés sur onze ans), pour ne pas parler d’une dizaine d’essais plus ou moins impertinents -au nombre desquels Je suis lesbien et Eloge du Gros dans un monde sans consistance, charge contre la mesquinerie et la mesure érigées en principe de société. Son problème étant que personne ou presque n’a l’idée de lever le nez suffisamment haut pour l’y voir, d’où la relative confidentialité dans laquelle paraissent ses livres : une raison parmi d’autres pour ne pas manquer l’insolite roman métaphysique et culotté que cet obsédé de corrida et de gitaneries nous lance depuis sa Camargue vénérée. L’Oeil du gitan : une renversante petite fiction de moins de deux cents pages où se bousculent en un maelström savoureux une série de méditations philosophiques plus ou moins loufoques, de réflexions sur le regard, de voyages transeuropéens et de digressions mystiques tels que nos esprits raisonnés n’ont plus l’habitude d’en lire, le tout organisé autour d’un héros gitan, aveugle, obèse et nomade que tout le monde est censé connaître. Ubi Naw est né avec des yeux blancs : on l’a immédiatement décrété aveugle, sans se préoccuper de savoir ce qu’il pouvait bien avoir derrière les pupilles. Et pourtant, il voit : son statut mensonger lui permettra d’assister aux mystérieuses expériences d’une sorte de savant russe, Eugen Tcherkolv, qui aurait trouvé le moyen de lire dans la mémoire des pierres pour y dégotter la vérité absolue et éternelle…
Quel terrible secret Naw a-t-il découvert ? Connaissance suprême et révélation ultime ou fumisterie hippie et imposture publicitaire ? Les journalistes de la planète entière s’arrachent l’exclusivité des déclarations du gitan obèse, les intellectuels se déchaînent à son propos, les télévisions le traquent, les biographes se comptent par dizaines et cherchent à reconstituer le sinueux parcours de ce sans domicile fixe que sa mère a trimballé dans toute l’Europe. En un mot, c’est la Bible filmée par Hollywood, Hegel en héros de bédé, Gérard Oury s’interrogeant sur le sens du monde : tout et n’importe quoi, donc, ce qui fait de ce délire eschatologique à bâtons rompus une fantaisie on ne peut plus excessive et divertissante. Les péripéties abracadabrantes d’Ubi Naw et de sa petite équipe se déroulent d’ailleurs sous le haut patronage de Sophocle, auquel l’auteur, qui ne recule devant rien et que l’ambition n’effraie pas, a emprunté ses exergues. On ne saurait cacher qu’il est parfois difficile de ne pas se noyer dans son écriture désordonnée, qu’on imputera à l’enthousiasme que lui inspire son sujet, mais la fantaisie et l’audace de cette farce mystique et déjantée, sur fond de flamenco et de musique tsigane, suscitent l’indulgence. Petit pavé caustique dans la mare d’une société rationaliste née avec les Lumières, où les histoires de sorcières sont à peine bonnes à faire les choux gras d’automne de quelques multinationales, L’Oeil du gitan est aussi une longue réflexion sur le regard et la vue dans leurs rapports avec la réalité et l’imaginaire. Lequel, on s’en sera rendu compte, est le grand maître d’œuvre de ce délirant petit roman.