Palme d’or : Dheepan, Jacques Audiard
Légère stupéfaction. Pas tant parce que le film serait atroce (il ne l’est pas, et surtout il y avait nettement pire, surtout côté français), mais parce que si on avait bien compris qu’Audiard finirait un jour par décrocher le pompon, on n’aurait pas parié sur ce film-là, plutôt modeste au regard de sa filmographie. Modeste à un double titre. D’abord, pour une raison assez estimable : habitué de la Champions league du cinéma d’auteur, Audiard débarquait cette année avec une fiction centrée autour de deux visages radicalement anonymes, insoupçonnable en cela d’avoir voulu draguer le tapis rouge. Mais modeste, aussi, au sens où Dheepan, bien commencé, se révèle in fine assez raté. Audiard y vise comme à chaque fois un alliage périlleux entre chronique sociale et grande forme survitaminée, mais loupe la marche un peu plus que d’habitude : purement mécanique, le basculement du film dans le vigilante halluciné n’est pas particulièrement crédible. En tout cas, cette Palme vient couronner, au-delà de toute attente, le geste de Thierry Frémaux consistant cette année à orienter tous les curseurs de la sélection française vers le cinéma d’auteur populaire et bodybuildé. Et bien sûr Audiard était le candidat idéal pour un pareil sacre, lui qui construit non sans talent une œuvre dont le secret tient du fantasme d’auteurisation des spots de recrutement de l’Armée de terre. On se joint, au passage, à ses remerciements à Haneke : merci Michael de n’avoir réalisé aucun film cette année.

Grand prix : Le fils de Saul, Laszlo Nemes
On ne revient pas sur le film, qu’on attendait au palmarès où il n’a pas volé sa place. Pour Nemes, c’est la totale : un Grand Prix pour un premier film à 37 ans, et un adoubement le même jour par Claude Lanzmann dans Télérama. « Je dois préciser que j’ai hélas raté les vingt premières minutes du film », a néanmoins souligné Lanzmann, qui risque de s’étrangler un peu s’il lui prenait l’idée d’un rattrapage.

Prix de la mise en scène : The Assassin, Hou Hsiao-hsien
Dans ce coin-là du palmarès, personne n’était plus légitime que lui. Une précision, au sujet de son film. Il est plutôt rare qu’un geste aussi moderne par nature (tout en retraits, frôlements, rêveries éthéromanes) relève en même temps de la pure prestidigitation, au point que l’on se pose devant le film, en des endroits nombreux, cette question réservée d’ordinaire aux blockbusters et aux spectacles de magie : mais comment a-t-il fait ?

Prix du jury : The lobster, Yorgos Lanthimos
Là aussi, la place est légitime, d’autant que cette catégorie est un peu le prix du bidule. The lobster est un bidule malin et inspiré, où Lanthimos menace de tourner un peu en rond mais confirme un sens burlesque relativement rare.

Prix du scénario : Chronic, Michel Franco
On ne peut rien dire, on ne l’a pas vu – pour des raisons qui, pour le coup, ne sont pas étrangères à son pitch. D’après les échos, le film s’emploierait à résoudre avec panache ce problème commun à tout apprenti scénariste : comment finir ?

Prix d’interprétation masculine : Vincent Lindon dans La loi du marché
Rien à redire, d’autant que la force de conviction de Lindon est précisément ce qui sauve le programme du film de l’obscénité pure et simple. C’est le couronnement mérité d’une carrière toute entière employée au service des personnages de mecs normaux, ici dans une version moustache du meilleur effet. Discours impeccable, réellement émouvant.

Prix d’interprétation féminine : Rooney Mara dans Carol / Emmanuelle Bercot dans Mon roi
L’ex aequo Rooney Mara / Emmanuelle Bercot peut surprendre, mais à bien y réfléchir il consacre le même rôle : celui d’une femme amoureuse et vulnérable jusqu’au vertige, réduite à un regard tremblant par quoi elle s’offre, sans condition, à l’objet de son idolâtrie. Sur le plan de la méthode, en revanche, elles sont aux antipodes. Côté Mara : parfait professionnalisme américain, qui la fait passer sans heurt d’un rôle d’amazone hi-tech chez Fincher à cette composition subtile de biche en porcelaine. Côté Bercot : abandon total aux mains de Maiwenn qui la malaxe comme une glaise sentimentale, versant au profit du film un malaise évident – méthode bourrine et payante, résumée joliment par la seule apparition de Maiwenn, portant littéralement le personnage de Bercot plâtré jusqu’à la cuisse. Les deux, chacune dans son registre, sont très bien.

Pour finir, une impression ou deux, qui vaudront moins bilan que photo ou plan de détail. D’abord, un étrange point commun entre de nombreux films cette année, une sorte de chimie partagée entre eux à leur insu. Une manière d’avancer avec mesure, à pas feutrés, dans un parcours d’émotions promises par leur sujet mais longtemps introuvables, ou excessivement discrètes. Et puis de laisser s’échapper in extremis, parfois dans le dernier plan, cette intensité qui ne faisait pas défaut mais avait en fait grossi un peu dans notre dos, comme cachée dans la coquille du film. Ces films, appelons-les les films-bigorneaux, du nom de cet animal pareillement enroulé en lui-même (en latin littorina littorea, me souffle Guillaume), secret par nature. Mia madre : le film glisse comme une belle étoffe, jamais bouleversant, possiblement ennuyeux, puis finalement vous arrache des larmes en un plan (une enfant qui se cache sous sa couette pour ne pas entendre que sa grand-mère est morte) et un mot (le dernier : « demain »). Mountains may depart : le film boîte dangereusement, lorgne vers la telenovela, peine à garder son cap de mélo ; et puis se conclut sur un plan en miroir du tout premier, une danse sur laquelle neige toute la tristesse du monde, et qui là aussi vous serre la gorge. Carol : le film entier est une vitrine, et comme toutes les vitrines il rend les choses intouchables ; mais tout était tendu vers l’épiphanie d’un visage, celui de Rooney Mara, vu du début à la fin mais jamais comme dans cet ultime plan où, littéralement, il brise la glace. Même le film de Maiwenn, qu’on ne peut pas soupçonner de retenir ses effets, se conclut sur un regard qui, véritablement émouvant (un regard d’amoureuse qui rend les armes, à la fois épuisée et soulagée), semble justifier le film à retardement. Sicario : bigorneau aussi, dans un tout autre registre. Longtemps le film donne l’impression qu’il n’est qu’habile, bien fichu, rien de plus, mais révèle une finesse qu’on ne lui soupçonnait pas au moment de boucler son programme. Et puis Le fils de Saul, pour des raisons semblables. Le plus triste, avec la Palme offerte au film d’Audiard, c’est qu’elle vient elle-même célébrer un film-bigorneau, mais raté, sortant de sa coquille de modestie avec un volontarisme ahuri pour s’écraser, tout nu, sur le récif d’une conclusion si mal amenée qu’on ne peut que la trouver bête.

Enfin, trois baisers réussis. Pour qui guette l’intensité au cinéma (quoi d’autre ?), nul test comme les scènes de baisers. Dans Moutains may depart, encore : un baiser maladroit, du coin des lèvres, donné dans la peur d’un refus. Dans Cemetery of splendour : un baiser particulièrement érotique, le long d’une jambe malade. Dans Carol, un baiser retenu si longtemps qu’on ne l’attendait plus et qu’il donne l’impression que les lèvres vont se briser comme un cristal. Au cinéma comme dans la vie, c’est rare et c’est important, les baisers réussis.

Chronic’art recrute (les résultats)
Un autre palmarès attendait d’être dévoilé : il est temps de vous communiquer, enfin, les résultats de notre grande opération de recrutement. Mais d’abord, un immense bravo à tous les candidats, qui n’ont pas démérité. Malheureusement, les temps sont durs pour la critique cinéma, et les places très chères : comme prévu, un seul poste sera pourvu. Et c’est Philippe Azoury qui nous rejoindra sitôt soldées ses dernières semaines de RTT chez Grazia. Philippe, qui est un couche-tôt, n’a fait qu’un passage express à la cérémonie, le temps d’un discours touchant prononcé avec de discrets sanglots dans la voix. « C’est avec une très grande émotion, a-t-il dit, que j’accepte ce poste. Je vous lis depuis que je suis tout petit ». Décidément beau joueur, il a félicité un par un ses concurrents et a conclu son discours en dédiant sa victoire à son partenaire de toujours : « Si Oumar avait eu ce prix, il aurait dit que tout ça n’était pas possible sans moi, mais c’est moi qui l’ai eu alors je te le dis : tout ça n’aurait pas été possible sans toi ». À très bientôt Philippe, sur chronicart.com.

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