On continue d’éprouver face à Andrew Niccol un sentiment assez contradictoire, nourri autant par la certitude de voir en lui l’auteur d’une filmographie surfaite, que par l’espoir tenace de le voir réussir un joli coup, presque vingt ans après le beau Bienvenue à Gattaca. Fantasme, surtout, qu’un jour se trament harmonieusement ce tropisme fort sympathique pour la série B et cet attrait moins aimable pour le pensum, qui font du Néo-Zélandais une sorte de Christopher Nolan lo-fi. Le pitch de Good Kill avait tout d’idéal pour ce mariage des contraires : un ancien pilote de chasse passe ses journées à broyer du noir depuis qu’il est enfermé dans un conteneur d’où il livre, aux commandes d’un drone, la guerre aux terroristes du monde entier.
Grand sujet dans petite boîte. Si le film s’offre quasiment en synthèse de la filmographie de Niccol (Bienvenue à Gattaca : la frustration prométhéenne ; S1m0ne : le monde à l’ère de la dématérialisation ; Lord of War : la dénonciation du Leviathan occidental), il est surtout le croisement boiteux de deux des derniers grands films de guerre américain : Démineurs de Kathryn Bigelow et American Sniper de Clint Eastwood. Good Kill emprunte au survival de Bigelow la parabole de la guerre comme drogue — sauf qu’ici, on se place du point de vue du sevré, de l’oiseau à qui on a coupé les ailes. Épaissi par les années, Ethan Hawke est évidemment parfait en grand volcan éteint, contenant sa mélancolie de l’adrénaline sous une inébranlable carapace d’alcool et de froideur. Un portrait de militaire condamné à la bureaucratie vidéoludique qui rejoint par la bande l’itinéraire du dernier Eastwood. Soit : l’histoire d’un homme qui, sans cesse au combat, ne peut jamais revenir au foyer.
“J’ai tué six talibans aujourd’hui et là je rentre chez moi faire un barbecue.” Ainsi se résume le quotidien de Tom Egan. Passant du conflit à la vie domestique en un battement de cil, il lui est impossible d’effectuer le moindre recalibrage. Et puisque l’acte de tuer se réduit à un compte à rebours et la mort à un panache de fumée pixellisée, la vie elle-même semble pénétrée d’une angoisse de la désincarnation : rien d’innocent, bien évidemment, à ce que le film se déroule en intégralité dans la ville la plus fake des États-Unis, Las Vegas. Surtout, en juxtaposant de la sorte l’ailleurs et le foyer, la problématique militaire à celle conjugale (il y a du grabuge avec Madame, of course), Good Kill expose sans forcer comment la guerre 2.0, au lieu de mettre à distance la violence, l’importe insidieusement sur le territoire.
Le premier problème du film tient à sa manière d’explorer cette question en surplombant constamment son sujet. Le scénario donne ainsi l’impression d’avoir été écrit après un grand brainstorming, avec l’idée que chaque séquence doive étayer un enjeu sur le sujet de la guerre télécommandée. Contrairement à Eastwood, qui déployait son archéologie d’une Amérique guerrière depuis l’intérieur de la psyché balourde de son protagoniste, Niccol se contente de faire dire à ses personnages tout ce qu’il pense (“C’était un crime de guerre, non ?” ; “On est une fabrique à terroristes, non ?”), préférant le catéchisme de la prise de conscience à la psychanalyse in vivo.
Le second problème est plus directement esthétique : éloigné du champ de bataille et de la grande forme qu’il induit, Good Kill semble en profiter pour se contenter d’être un téléfilm. D’abord contre-productive, cette apathie finit par se retourner à l’avantage de Niccol, puisque ce déficit de spectacle rejoint idéalement le tourment de son personnage, qui agonise du manque d’adrénaline comme un héroïnomane sous méthadone. Et face à une fin ambiguë qui voit celui-ci forcer son destin et accomplir un acte de bravoure volontairement archétypal — sauver la veuve (d’un viol) et l’orphelin (d’un missile perdu) — avant de claquer la porte de la profession, on aurait tort de pousser des cries d’orfraies. Car nulle tentative de glorification ici : de la même façon que Citizenfour, le documentaire de Laura Poitras sur Edward Snowden, Good Kill montre davantage comment l’Amérique, devenue incapable d’offrir un storytelling adéquat à ses héros, perd progressivement sa capacité à fabriquer des patriotes.