Chro_ Dans le film, certains épisodes des évangiles sont repris tels quels. D’autres — surtout concernant Judas — sont librement inventés…
Rabah Ameur-Zaïmeche : Par-dessus tout, on ne souhaitait pas reconstituer une nouvelle Passion du Christ — je crois que celle de Mel Gibson nous a largement suffi à tous ! C’est pour cette raison qu’on utilise Judas comme échappatoire : il nous permet de réinventer les évangiles, de nous éloigner de l’histoire de Jésus comme succession d’événements parfaitement ordonnés.
Qu’est-ce qui ne te convenait pas dans l’image canonique de Judas, au point de vouloir en faire une réhabilitation ?
La trahison ! Il nous semblait que la trahison était un épisode absolument pas nécessaire. L’arrestation du Christ n’avait pas besoin de ce bouc émissaire qui, par la suite, deviendra l’une des figures essentielles de l’antijudaïsme. Réhabiliter ce personnage, c’est une façon de remettre en question ce mythe fondateur du christianisme.
Le film débute par un épisode très important : la fin des quarante jours de jeûne, la fin de la tentation du Christ. Sauf qu’on suit l’effort de Judas, qui vient libérer son maître de son supplice. C’est une manière de relier ces deux destins — celui de Judas, celui de Jésus ; mais aussi de relier ce film à ton précédent, Les Chants de Mandrin, où déjà tu trouvais un agonisant et le ramenais à la vie.
Sauf que dans Les Chants de Mandrin, Bélissard venait à la rescousse d’un simple déserteur… D’une certaine façon, Jésus est lui aussi un déserteur — mais dans le sens noble du terme : celui qui décide d’aller dans le désert, pour déserter les rapports de force et de domination.
Tu n’as pas voulu te confronter à la dimension surnaturelle de Jésus. Contrairement à Pasolini par exemple qui, bien qu’athée, multipliait les séquences de miracles dans L’Évangile selon Saint Matthieu…
Tu penses vraiment que Pasolini était athée ? Moi je n’arrive pas à l’admettre tant son film est l’illustration des évangiles. Pasolini était italien, donc imbibé de culture chrétienne. L’Évangile selon Saint Matthieu, c’est un monument, mais un monument qui a vieilli : son Jésus ne sourit pas une seule fois, ses yeux sont du charbon ardent, c’est lui qui sait tout, qui a la parole infuse. Il ressemble davantage à un commissaire politique qu’à un mystique.
Son Jésus est opératique, imprécatoire, quand le tien est accessible et engageant.
Je voulais en faire un homme simple, un simple mortel — quelqu’un qui soit proche des préoccupation du peuple, qui fasse partie de lui, qui parle et agisse au milieu de lui. Il est là pour montrer l’exemple et guider les siens par sa clairvoyance et son savoir.
Conjuguer Jésus au présent, c’est une manière de refuser de faire accéder ton personnage à une dimension mythologique ?
Jésus voulait vivre sa foi au présent, pas autrement. Vivre au présent ouvre une étendue qui écarte le destin d’un chemin linéaire, ou d’une forme de continuité. C’est l’une des raisons pour lesquelles, dans Histoire de Judas, Jésus refuse la présence d’un secrétaire particulier, et missionne Judas afin qu’il détruise les évangiles historiques.
Avec cette anecdote du scribe et de ses écrits à détruire, tu pointes du doigt ton propre refus de figer cette histoire. C’est un peu une note d’intention, non ?
Jésus savait qu’écrire ses paroles serait en faire un discours qui puisse être accaparé et manipulé par un pouvoir coercitif. Entre la légèreté des paroles et la lourdeur des mots inscrits sur le parchemin, entre vivre ses paroles en actes ou les transmettre par écrit, il y a une différence considérable.
Malgré tout, tu reprends certains propos dans toute leur littéralité. Lorsque tu fais dire à Jésus : “Que celui d’entre vous qui n’a jamais pêché lui jette la première pierre”, tu te réfères bien à un évangile.
Bien sûr, mais ce n’est pas pour cela qu’il l’a forcément dit ! On s’inspire d’un personnage qui, dans les évangiles, est pour nous un personnage de fiction.
Qu’est-ce qui différencie Bélissard, qui cherche à imprimer des chants à la gloire de son chef disparu, et Judas, qui tente de se débarrasser des paroles retranscrites de son maître ?
Dans Les Chants de Mandrin, il s’agissait de sauver les écrits pour éveiller le sentiment politique des peuples soumis au diktat des fermiers généraux. Dans Histoire de Judas, il s’agit de se libérer des écritures. Car pour accéder à la liberté, on a besoin que nos paroles agissent dans le présent. Jésus devait considérer la vie comme la cadeau suprême, et estimer qu’il n’y avait pas le temps pour figer ses paroles sur manuscrit. Mais là on arrive dans un débat philosophique sur le rôle et la nécessité de l’écriture.
Avec tes deux derniers films, tu t’installes précisément au coeur de cette problématique : comment la vie de quelqu’un peut être récupérée, et confisquée ou valorisée par une idéologie.
Je filme un Jésus libéré, un Jésus affranchi de ce cadre qu’est la parole ou l’écriture. Il faut bien comprendre que, de cette période, on n’a que dalle ! En historiens de première main, on a Flavius Josèphe, Philon d’Alexandrie. Dès lors, on a un immense boulevard devant nous, et qui repose d’abord sur les lacunes mêmes des évangiles, lesquels se prétendent historiques alors qu’elles n’ont rien d’historique, et tout d’idéologique. Et Jésus voulait être au-delà des idéologies.
Judas et Bélissard semblent plus conscients que les autres de cet enjeu, c’est comme s’ils étaient tous deux les impresarios de leur maître. Dans Histoire de Judas, les autres apôtres existent très peu, ton personnage fait écran au groupe. C’était d’ailleurs aussi le cas dans Les Chants de Mandrin, où tu tuais dans l’oeuf cette belle idée de voir agir une troupe sans son maître — comme on observerait un film se faire sans son metteur en scène. Dans l’esprit du spectateur, Bélissard devenait Mandrin. On ne percevait pas le vide créé par son absence.
Malgré toute l’admiration qu’il pouvait avoir pour son défunt maître, Bélissard devait en vouloir à Mandrin d’avoir pris sa place de chef. Il faut savoir qu’à l’origine, c’est Bélissard et sa troupe qui ont accueilli Mandrin, avant que celui-ci ne s’impose en guide légitime.
Bélissard, c’était donc déjà un Judas ! Peut-être même l’a-t-il trahi et vendu aux fermiers généraux…
Il n’en a pas eu besoin, son maître est mort bien avant. Le point commun entre Bélissard et Judas, c’est avant tout d’être deux grandes figures héroïques.
Sauf que contrairement à leurs maîtres respectifs, ce sont des figures héroïques inabouties, quand le principe d’un héros serait son caractère achevé, auto-suffisant.
Mais si cette figure est achevée, il ne reste plus rien à faire. Plus rien à faire sinon copier, recopier. Alors que si elle est inachevée, tu peux t’installer dans le personnage, tu peux le moduler, tu peux le transformer, tu peux t’en rapprocher, tu peux continuer le processus. Si Judas est un héros de l’ombre, c’est aussi parce qu’il prend en charge une dimension plus sombre, plus pragmatique de l’oeuvre de Jésus.
Un peu comme Carabas qui, dans le film, prend lui en charge la fonction d’illuminé ?
C’est ça : chaque personnage est le prolongement de l’autre. J’aime bien le personnage de Carabas. C’est le personnage le plus mystérieux. Aujourd’hui on dirait que c’est un aliéné et on le mettrait en asile psychiatrique. Dans l’antiquité, il existait beaucoup d’illuminés de ce genre autour des grandes cités du bassin méditerranéen : des individus passant leur vie à dire leurs vérités et préférant errer plutôt que de chercher la sécurité.
Tout ton cinéma tend vers cet idéal de vagabondage, de fiction itinérante…
Le vrai drame d’aujourd’hui, c’est que les gens cherchent avant tout la sécurité. Ils ont peur, peur de leur propre liberté. Dans la séquence des marchands du Temple, Jésus et Judas ouvrent les cages des animaux parce qu’il se révoltent contre un système qui fait de nous des animaux domestiques, qui cherche à nous apprivoiser, nous éduquer. Les gens préfèrent s’enfermer dans des cages plutôt que d’affronter l’inconnu : ils se refusent même au moindre voyage intérieur. Le cinéma peut pallier cette crainte ; le cinéma, justement, est là pour faire voyager, pour rentrer dans un monde de perception intérieur dans lequel on ne veut plus vraiment plonger.
Dans tes deux derniers films, le voyage n’est pas que géographique — ou même intérieur ; il est aussi temporel.
Moi je ne filme que ce qu’il y a devant ma caméra. Donc non, ce n’est pas moi qui opère un saut temporel. C’est le passé qui accomplit ce voyage, qui vient s’inviter dans le présent.
D’où l’importance des ruines dans Histoire de Judas, qui viennent se substituer à tout autre type de décor…
Aucun chef décorateur ne pouvait nous faire le cadeau de ces ruines. Leur présence donne d’ailleurs un effet très étrange au film : l’idée que tout est en mouvement, qu’une cité se construit puis se déconstruit, que tout passe, que tout peut être radieux un jour puis le lendemain un champ de ruines.
Comme Pasolini filmait L’Évangile selon Saint Matthieu en Italie, tu filmes dans ton pays de naissance : l’Algérie.
L’idée s’est imposée d’elle-même : on avait à disposition le Sahara et les montages des Aurès, c’est-à-dire des paysages à la puissance inégalable. Au lieu de dépenser des fortunes à recréer des décors en papier mâché, on s’adapte aux conditions, à la géographie, et on profite du patrimoine bâti et rongé par le temps.
Du fait de l’abstraction des paysages désertiques, le film est pénétré d’une histoire qui n’est pas uniquement celle de Jésus…
Ces décors nous ont permis de nous emparer de l’histoire tout en nous en extrayant. Histoire de Judas raconte une histoire qui s’est déroulée il y a deux mille ans, mais c’est surtout un film d’aujourd’hui. Ces ruines, ce pourrait être celles de Gaza, de Damas, de Bagdad.