Malgré une carrière artistique déjà bien fournie, Ryan Gosling trépignait, semble-t-il, à l’idée de montrer ce qu’il pouvait faire de l’autre côté de la caméra. Il suffit d’observer avec quel empressement Lost River, son premier film, s’emploie à déverser son charme de vignettes patinées : dès le générique, s’y gribouille aux gros feutres une americana pétrifiée dans un cauchemar économique, social, écologique, où la nature reprend tranquillement le dessus sur un homme abandonné. Les grandes friches s’étendent à perte de vue, les maisons se laissent grignoter par les mites, les herbes recouvrent le béton : esseulés sur ce radeau charriant réminiscences et charognes, une famille et quelques nobles âmes tentent de survivre, tandis qu’à l’orée de la cité, les privilégiés s’amusent entre les murs d’un club érotico-macabre.
Pour échafauder ce mélo en eau croupie, à la lisère du fantastique, le golden boy taciturne de Drive se serait inspiré d’une histoire racontée par sa maman alors qu’il n’était qu’un petit enfant, ce qui est toujours mignon mais jamais bon signe, tant on y pressent la menace — jamais complètement écartée ici — d’une grande naïveté sous cloche. Lost River est le nom d’une bourgade à l’agonie lente et irréversible, plongée sous les caprices d’une malédiction après que ses habitants se sont rendus coupable d’avoir délibérément inondé une ville pour faciliter la circulation fluviale dans la région.
Rien de cinégénique comme la ruine, et il faut concéder ici la beauté tranquille de ce gigantesque aquarium de la désolation, profitant de l’urbanisme ravagé du Détroit en faillite pour faire feu de tout bois. Le problème tient davantage à ce que Gosling se contente de colorier sans dépasser son imagier de l’Amérique en crise, tendance gothique-glamour. Dans ce film sous influences, tout est très soigné mais aussi sagement ennuyeux. On déguste dès lors en silence ce cocktail Refn-Cianfrance, qui semble idéalement servi dans un gobelet “Cannes – Séance de minuit”, avec paille et glaçons.
À travers ses figurines de bouseux errants, sa direction artistique pittoresque et ses nappes de synthétiseur, Lost River se fantasme sans jamais réussir à s’incarner, comme s’il craignait de se laisser emporter par son propre élan. Malgré quelques secousses graphiques (une mutilation de lèvres aux ciseaux, une lap dance sanguinolente), la mise en scène maintient à distance son récit et, à la façon d’une séance de spiritisme ratée, donne l’impression de concentrer ses efforts à l’invocation de quelque chose qui ne viendra jamais. Reste le tableau, toujours émouvant, d’une Amérique comme vieille carte postale qui se consume — toile de fond d’un premier essai qui n’a rien de honteux mais qui, lui aussi, préfère s’éteindre à petit feu.