Pour ceux qui auraient été cryogénisés entre 2003 et 2009, petit rappel des faits : Lightning Bolt est le phénomène prog-noise-metal à basse saturée, batterie épileptique et vocaux braillés à travers un masque de catcheur, qui a su faire l’unanimité au fil de tournées marathon, tant chez les jeunes fans de hardcore que chez les lecteurs patentés de Pitchfork.
Le duo mythique, dont l’énergie semble décidément inépuisable, a bel et bien révolutionné le live tel qu’on l’envisageait jusqu’à présent : jouant au milieu d’une foule déchaînée, leur son jaillit d’une montagne d’amplis réglés sur onze, provoquant par la même occase des acouphènes chez 97% des jeunes gens qui ont eu la chance d’assister à leurs concerts dans les cinq premières rangées du moshpit, parmi les corps qui s’agglutinent et s’entrechoquent jusqu’à former une véritable marée humaine. Tous torses poil, ruisselant de sueur à l’unisson et comme ensorcelés par ce déluge d’énergie venue d’un monde parallèle, dont la caméra du cinéaste expérimental Ben Russell a si bien su saisir la part de béatitude. Et qui a fait bon nombre d’émules par chez nous, de Duracell à Usé.
Sixième album de Lightning Bolt, Fantasy Empire fait suite à un hiatus de cinq ans (si l’on excepte le disque solo de Chippendale sous l’évocateur patronyme de Black Pus), sans doute lié au besoin de retrouver le plancher des vaches et le confort familial, après des années de concerts non-stop et sans doute d’innombrables ampoules aux paluches. Les retrouvailles n’en étaient que plus attendues. Fidèle à sa formule magique et ne montrant aucun signe d’essouflement, leur scuzz-metal distordu et saturé voltige toujours à un niveau d’intensité tel qu’il continue de transcender les stéréotypes et de défier toute catégorisation. Malgré un vague sentiment de redondance, rien à faire, on ne s’en lasse pas.
Il n’est pas inutile de rappeler que Fantasy Empires est aussi le nom du jeu de rôle créé pour DOS et publié sous la licence Dungeons & Dragons en 1993, ce qui nous ramène au Moyen-Age du jeu vidéo et aux sonorités 8-bits si chères au groupe. Quand on observe d’un peu plus près les titres des neuf morceaux qui composent l’album (« The Metal East », « Horse Power », « Over The River and Through The Woods »…), on n’est pas loin de penser que Brian Chippendale et Brian Gibson se sont égarés plus d’une fois dans les méandres de la carte de Mystara (on en est encore plus sûr quand on sait que Brian Chippendale est aussi un dessinateur compulsif et que Brian Gibson est le développeur du jeu vidéo Thumper, à proscrire aux épileptiques).
Si ce n’est qu’on est ici dans un Mystara qui aurait franchi un cap supérieur : enregistré pour la première fois dans un studio digne de ce nom, Fantasy Empire ressemble à du Lightning Bolt sans tout à fait y ressembler. Tout y est plus puissant, plus net, plus contrasté, quoique toujours aussi cra-cra aux entournures (collez-vous au casque les onze minutes de « Snow White (& the 7 Dwarves Fans) », pour voir). Chaque riff, chaque coup asséné sur la batterie n’en est que plus présent, plus sec, plus palpable. Et le chant est sans doute pour la première fois intelligible a minima. Même si l’on se prend parfois à regretter leur période la plus corrosive et démoniaque, quand il leur arrivait encore de pousser les curseurs dans le rouge sous le nom Mindflayer (pensez Darkthrone qui aurait dévoré Skullflower après s’être envoyé une copieuse ration de champignons mexicains).
Plus encore que sur les albums précédents, Brian et Brian font appel à des boucles issues de leurs propres concerts, de 2010 à aujourd’hui, testées et re-testées sur les foules de noise-rockeurs en délire de la terre entière.
Les basses sont encore plus finement distordues, d’une intensité foudroyante; on les reçoit en pleine tronche comme un sortilège jeté par le magicien de Fantasy Empires . Et l’album du même nom (décliné au singulier) est incontestablement le plus lourd, le plus turbulent, le plus précis des deux centipèdes du noise. Au cas où vous auriez loupé le coche, il n’est jamais trop tard pour grimper dans leur char d’assaut et se téléporter la fleur au fusil dans des contrées aussi chaotiques et hallucinées que les comics de Chippendale. Et si c’était ça, le psychédélisme d’aujourd’hui, en lieu et place des mignardises rétro dont nous abreuvent les labels indé à la mode?