Quand je pars interviewer Christophe Chassol dans son appartement parisien, c’est le premier jour de soleil en cette fin d’hiver, et ses rayons éblouissent les rues de Paris. Arrivé devant la porte du musicien, je m’amuse du proche voisinage d’un restaurant asiatique nommé SUN, avant de monter les escaliers pour poser mes questions à Chassol sur son nouveau film-album, intitulé, justement, « Big Sun ». « J’ai lu un article scientifique selon lequel le soleil résonnerait en sol dièse. Sol, comme soleil, comme par hasard ! » me raconte le musicien, jovial. Chassol, sol dièse, soleil, SOL comme acronyme de Speed Of Light… En avril 2012, pour la sortie de son premier album chez Tricatel, « X Piano », j’écrivais ici même : « Il y a du génie romantique dans cette volonté de populariser une science en l’appliquant au quotidien » et je citais Le Brouillon Général de Novalis : « Ce sera l’âge d’or, si tous les mots (désignant des idées internes) sont des mots figuratifs ou des mythes, et que toutes les figures (extérieures) sont des figures linguistiques ou des hiéroglyphes, si autrement dit, on apprend à parler et à écrire les figures et que l’on apprend à construire et musiquer les mots ».

Musiquer les mots, c’est bien ce que fait Christophe Chassol, à sa manière, avec sa méthode d’ « harmonisation du réel » qu’il a développé à la suite de Steve Reich ou du brésilien Hermeto Pascoal : ajoutant à des images (sonores) en mouvement (montées, coupées, colées, calées, répétées), des arrangements postsynchronisés, de manière à créer des motifs rythmiques et musicaux autour des sons et paroles de la vie quotidienne, il produit de véritables objets filmiques et musicaux, qu’il appelle des « ultrascores ». Après avoir ainsi harmonisé les fanfares de la Nouvelle-Orléans créole (Nola Chérie, 2011) ou les musiciens de rues indiens (Indiamore, 2013), Chassol clôt en Martinique sa trilogie d’ultrascores avec Big Sun, bouclant son périple en un retour aux sources aussi universel que singulier, puisque ses deux parents sont originaires des fameuses « Indes de l’Ouest ».

Monté et arrangé par Chassol (accompagné de son batteur Lawrence Clais, de Bertrand Burgalat à la basse, de la chanteuse Alice Lewis en featuring), Big Sun allie le sifflement d’un oiseau et celui de Pipo Gertrude (du groupe Malavoi), la poésie du « diseur » antillais Joby Bernabé, la chanson matinale d’une habitante de la montagne, le rap de Sissido et Samak, la flûte de Mario Masse, le carnaval de Fort-de-France, les conques, le son de la mer ou les dialogues blagueurs et en créole d’une partie de dominos. Chassol harmonise le chant des oiseaux, la poésie créole ou les percussions du carnaval en canevas mélodiques virtuoses, où il se joue de la métrique et des mesures composées (« J’ai eu un sentiment de magie en harmonisant chaque frappe des percussionnistes du carnaval, comme s’ils jouaient du piano en tapant avec leurs maillets. C’est une musique qui n’existe pas vraiment. »). Le musicien réunit ainsi ses deux cultures, antillaise (chant de la nature, mémoire des ancêtres, créolité, carnaval,) et occidentale (musique jazz, pop, ou musique impressionniste, à la Debussy, Ravel), en allers-retours harmonieux entre la nature et la culture, le local et l’universel, le sol et le soleil.

« La musique guide tous ces voyages. Ce sont les accords que je trouve qui servent à coudre, lier, les films, quelque soient les pays. Mon axe, c’est les suites d’accords, les thèmes musicaux que j’invente pour chaque film. ». Inspiré par les travaux documentaires de Chris Marker, Louis Malle, Raymond Depardon, Johan van der Keuken autant que par les penseurs antillais (Césaire, Glissand, Chamoiseau, ou Frantz Fanon, le psychiatre et philosophe martiniquais qui démontait en 1952 les mythes de l’homme noir dans « Peau noire, masque blanc »), Chassol tisse son fil singulier et conducteur, éclaire de sa subjectivité musicale la grande Histoire autant que l’histoire simple des gens de la rue, de la vieille dame qui chante dans la montagne aux adolescents de Port au Prince, déguisés en gangsta-rappeurs West-Coast avec des masques blancs anonymes, inquiétants échos de l’homme blanc colonisateur. « J’ai surtout voulu faire de la musique. J’ai certes voulu parler de la colonisation, mais sans être trop ostentatoire, explicite. Moi ça fait longtemps que j’ai réglé, personnellement, ces histoires. Ma contribution, c’est de ne montrer que les trucs positifs, de les sublimer. Il y a des combats à mener, bien sûr, mais moi je ne suis pas un militant. Je milite en faisant ce que je sais faire : de la musique, des films, le mieux possible… ». Ecoutez-voir Big Sun, sur disque (CD et DVD) et surtout en live, où Chassol et son batteur jouent en direct sur les images qui défilent à l’écran. C’est une des musique les plus vivantes qui soient, en ce qu’elle enrichit le réel, poétise le concret, harmonise la vie, pas loin de la très grande note de Frank Zappa : « Tout dans cet univers est l’extension d’un seul élément / Qui est une note / Une seule note/ Les atomes sont des vibrations / Qui sont l’extension d’une Grande Note / Tout est une note. » (Frank Zappa, Lumpy Gravy, 1968)

http://www.chassol.fr

En concert le 4 avril à l’Esplanade de la Défense, Paris (Festival Chorus, avec Rone, Skip & Die…) et le 11 mai à l’Européen.