C’est l’avantage de n’attendre plus rien de certains cinéastes : leur moindre sursaut se savoure en bonne surprise, comme une fraise à peu près comestible au milieu d’une barquette de fruits avariés. Ainsi de ce très tolérable Big Eyes, lequel vient momentanément interrompre l’hémorragie féérique qui ne cessait, depuis quelques années, d’anémier le cinéma de Tim Burton (sommet de l’horreur : le grotesque Sweeney Todd). C’était en vérité un assez triste spectacle, que celui de voir le réalisateur d’Edward aux mains d’argent hypothéquer sans relâche son inspiration passée, pour devenir le créancier mécanique de son propre talent — celui qui, de Beetlejuice en passant par les deux Batman, sut un temps donner du sang neuf à un Hollywood à la croisée des chemins, encore dans l’attente de son ravalement de façade numérique.
Si l’efficacité relative de ce projet plutôt sobre mérite d’être signalée, c’est que l’imaginaire haut perché du démiurge semble s’y mettre délibérément en berne. Une accalmie d’autant plus probante que, l’allant narratif égaré dans l’enchantement perlimpinpin, il le récupère ici dans un art plus subtil de la caricature, lequel agence idéalement son tableau d’une Californie sixties entre couleurs pastel, intérieur en carton pâte et petite faune vaniteuse du monde de l’art (drolatique Jason Schwartzman). En laissant au placard la machine à fantasmagories, Burton peut dès lors rebattre les cartes de ses fondamentaux — l’éternel duel entre le marginal et le monde, la victoire des coeurs purs sur les cyniques. À ce titre, le pitch de Big Eyes en dit long sur la schizophrénie contrariant le cinéaste : un arriviste excentrique s’y accapare le génie artistique de sa femme (Margaret Keane, célèbre pour ses portraits d’enfants aux grands yeux) afin de monter un fructueux business, fait de marketing avant-gardiste, d’oeuvres en série et de produits dérivés.
L’occasion certainement, pour Burton, de parler un peu de lui, en bon faussaire de sa formule, mais aussi de retrouver les deux scénaristes d’Ed Wood, et par là-même renouer avec une veine moins baroque mais surtout plus digeste : celle du drame satirique et dépressif où, à deux-trois détails près (ici, les big eyes qui poussent sur le visage de Margaret le temps d’un reflet), le fantastique restera jusqu’au bout enfermé dans la tête des personnages. Alors que l’introduction laisse ronronner l’hypothèse d’une simple comédie vintage, le biopic mignon aiguise ses dents par la suite, révélant — de façon peut-être trop volontariste — un troublant film d’horreur conjugal, ciselé dans une histoire de coopération forcée et de résignation maladroite. Tel l’âne de Buridan, Burton paraît judicieusement hésiter entre les deux camps (celui de la créatrice, celui de l’imposteur) avant de choisir le mauvais (celui du gentil), sans comprendre que son tropisme pour la rédemption macabre s’en retrouve déboussolé. Puisque le monstre n’a rien d’autre à dévoiler que les traits d’un maniaque, quelle programme de réenchantement reste-t-il à mener ?
L’imposteur et le génie qui, chez lui, avaient pris l’habitude de cohabiter à l’intérieur d’une seule et même psyché, sont ici répartis en deux personnages distincts, dont la mise en scène n’arrivera jamais à travailler la dépendance ambiguë. Placées côte à côte, puis face à face, les deux tonalités se neutralisent : Christoph Waltz en fait des tonnes dans une version naturaliste des grands démons survoltés du réalisateur, tandis qu’Amy Adams s’en tient à une fade partition de femme manipulée. La séquence de procès finale, complètement torchée, achève malheureusement de souligner le manque d’ambition de ce petit bidule plaisant quoique trop tempéré, où l’ogre s’agite sans jamais faire peur, et l’angelot se recroqueville sans jamais bouleverser. Pour Burton, le constat est donc amer. Car si le vilain petit canard d’Hollywood séduit toujours, il semble de moins en moins en mesure d’effrayer — et d’émouvoir.