Mis à part Django Unchained et Lincoln, les films hollywoodiens portés sur la mémoire politique des Noirs américains sont généralement frappés d’un même syndrome de fatigue narrative. Reconstitution minutieuse d’un des moments les plus importants du Mouvement des droits civiques conduit par Martin Luther King en 1965, Selma confirme, de fait, la tendance d’un cinéma incapable de dépasser les enjeux stricts de son programme commémoratif. Après les biopics édifiants des stars afro-américaines (Ray Charles, James Brown), les adaptations mainstream de best-sellers (Le majordome, La couleur des sentiments) et le décevant Twelve Years a Slave, le film d’Ava DuVernay offre ainsi un très sérieux cours d’histoire, où l’on apprend beaucoup mais sans jamais se sentir ailleurs que devant un téléfilm de prestige ou une remise de prix.
C’est d’autant plus fâcheux que le scénario est d’une grande précision historique. Concentré sur une période assez courte, contenue entre la remise du prix Nobel de la paix à King en décembre 1964 et la fin de la marche de Selma en mars 1965, il aurait pu offrir, en s’appuyant sur une chronologie fine, d’échapper à la litanie plate des clichés habituels sur King, le pasteur intègre, l’homme d’ I Have a Dream, l’ami de Kennedy. Selma fut un tournant dans l’histoire des Noirs américains : ce ne fut pas seulement la dernière grande campagne civique du mouvement de MLK (au cours de laquelle il devait obtenir du président Johnson une législation fédérale sur le droit de vote des Noirs américains). Ce fut surtout un moment-clé, au cours duquel tout l’édifice politique construit par le leader noir depuis 1954 était en train de s’effriter – surveillance de plus en plus intensive et menaçante du FBI en accord avec la Maison Blanche ; couverture médiatique renforcée qui ne présentait plus forcément King comme le « héros noir » du temps de Kennedy ; enfin, et c’est l’aspect le plus important, division du mouvement noir entre la vieille garde non-violente et la jeune génération de militants plus accrochée aux slogans révolutionnaires de Malcolm X, devenu un mythe après sa mort le 21 février 1965.
Or, si le scénario de Paul Webb pointe toutes ces fissures, le film se borne à en faire la plate illustration. Certes, le FBI est omniprésent dans le film, mais les minutes classifiées d’écoute qui s’affichent régulièrement sur l’écran ne sont guère plus qu’un banal gimmick. Quant aux rencontres régulières entre Johnson et Hoover sur le danger King, elles répètent sans surprise des scènes vues mille fois ailleurs sur le thème bien balisé de l’Amérique paranoïaque. De même pour l’événement que représente la venue du militant urbain Malcolm X à Selma, dans un Sud raciste où il n’avait quasiment jamais mis les pieds. Le film restitue avec fidélité toutes les vignettes inspirées des livres d’histoire : le rendez-vous manqué (King est en prison), la conversation entre Madame King et Malcolm X et même l’échange houleux entre Coretta King et son mari emprisonné. Mais là encore, ce sage enchaînement de séquences effleurent à peine un implicite historique fondamental: la perte d’influence de King sur un grand nombre de militants. Et DuVernay se borne à tourner avec application les pages de son manuel, comme un professeur inquiet de ne pouvoir boucler son programme. Reste la reconstitution de la répression policière des militants noirs sur le pont Edmund Pettus Bridge, un des événements médiatiques les plus importants dans l’histoire des Etats-Unis, qui constitue bien le morceau de bravoure du film. Lequel rappelle ici que, le jour du massacre, King était absent. Sa présence le lendemain lors d’une nouvelle marche, commémorative mais sans violence cette fois, ne changera pas fondamentalement la donne: pour beaucoup, ce « dimanche sanglant » sonne le glas de sa stratégie non-violente. Six mois plus tard, dans les ghettos de Watts à Los Angeles, l’Amérique entre dans son grand cycle d’émeutes raciales. Selma est le dernier grand combat de King. Pas sûr, pour autant, que cela soit une victoire. Mais c’est là une hypothèse trop pessimiste pour la gentille reconstitution d’AvaDuVernay.