De loin, le cinéma de Wang Bing fait toujours un peu peur : durée (ici près de quatre heures) et dureté sociale conjuguées semblent présager d’une forme documentaire monumentale, taillée pour les sujets lourds, effet rouleau compresseur garanti. Or, si l’environnement asilaire dépeint dans A la folie n’a de fait rien de léger, et s’il fait l’objet d’un traitement quelque peu radical, le film (qui a remporté en 2013 la Montgolfière d’Argent au festival des 3 Continents) ne se laisse jamais prendre au piège de cette dilatation temporelle qui pullule dans les festivals et qui est une autre forme de pompiérisme. La durée ici a quelque chose de presque informel, dans la mesure où celle-ci n’est pas fabriquée, sanctuarisée, surplombante : elle procède simplement d’un mouvement intérieur déterminé par les mots et surtout les gestes des hommes filmés par Wang Bing, internés dans un hôpital psychiatrique de Yunnan, au sud-ouest de la Chine. C’est à travers eux essentiellement que se dessine, au fil de blocs de scènes tenues par une attention bienveillante et tenace, le cadre social et affectif qui est le leur. La forme humaine est première, et c’est d’ailleurs très symboliquement que le film s’ouvre sur l’image de deux corps blottis l’un contre l’autre sous un drap, à l’abri des regards.
Pisser par terre ou dans une cuvette, écrire sur sa peau (des « pensées morales »), câliner un compagnon de chambre, distribuer et éplucher des mandarines, se verser une cuvette d’eau sur la tête, courir nu autour de la cour : Wang Bing enregistre tous ces détails à la manière d’un peintre, non pas pour les répertorier, y traquer les signes d’une folie qui n’a au fond rien d’évident, ou les figer dans une image spectaculaire, mais plutôt pour retenir ce qui survit et surgit dans cet enfermement. À ce titre, la place qu’adopte le cinéaste est exemplaire et rare, c’est celle d’un compagnon discret, d’un frère, jamais celle d’un chasseur de scènes : les internés ne sont jamais filmés frontalement, derrière leurs barreaux, mais plutôt de profil, de leur côté de la grille. Pas de méprise, donc, sur la dimension picturale du cinéma de Wang Bing, lequel ne vise jamais à faire image, préférant capter les mouvements internes, invisibles et forts qui relient les hommes entre eux dans un cadre d’une misère effroyable. A la folie dépasse ainsi le pur témoignage – même s’il en a aussi la force – pour nous emmener dans un au-delà de la raison où subsiste étonnamment une chaleur, une tendresse insoupçonnées : les traces ultimes d’une humanité mise à rude épreuve dans cet établissement où des hommes et des femmes sont internés pour des raisons parfois injustifiées (problèmes d’alcool, vagabondage, bagarres de rue, expressions diverses de la misère).
Wang Bing refuse néanmoins de figurer ce lieu comme reflet de la Chine contemporaine et de le soumettre au moindre discours. Il ne cherche pas à sonder les rouages de cette institution psychiatrique (on ne voit quasiment pas les médecins), ni à désigner des coupables. Pas plus qu’il n’est question de recueillir les histoires des uns et des autres, pour psychologiser et sur-dramatiser son approche. Le film reste concentré sur le rapport hautement évocateur des hommes à l’espace, aux autres, au temps (on y revient) imposé, indéterminé, maudit qui est le leur : une attente interminable (certains sont là depuis vingt ans) dans laquelle ils perdent leurs marques, en trouvent péniblement d’autres, fragiles, désespérées et bouleversantes. Parce que Wang Bing choisit de ne filmer qu’un seul étage (celui des hommes) encerclant une cour, parce qu’il suit, solidaire, la course d’un interné autour de cet espace vide, la boucle devient le motif central du film, renvoyant tout autant à une camisole de force qu’à une ronde fraternelle. De l’extérieur, nous ne verrons quasiment rien, sinon la trace d’un hors-champ suggéré à travers quelques visites, dont celles régulières d’une femme à son mari probablement retenu là pour maltraitance : ils ne semblent plus avoir grand chose à partager et pourtant un lien infime, insondable paraît subsister entre eux. En outre, l’unique sortie filmée par Wang Bing, s’il elle semblait inespérée, n’a rien d’un miracle. Très vite l’homme libéré tourne en rond comme s’il n’était jamais sorti, perdu dans un environnement dévasté et hostile où il n’y a visiblement pas de place pour lui. Il devient encore plus difficile alors d’identifier les contours de la folie qui dépasse de loin les murs de l’asile et se fond dans la désolation ambiante. L’homme retrouvera fatalement le chemin de l’asile, où dans la nuit deux hommes veillent en se tenant la main.