Il y a deux films dans Citizenfour, intimement tramés, aussi captivants l’un que l’autre. D’abord, celui de Laura Poitras, documentariste opiniâtre, qui pose ici la troisième et monumentale pierre d’une trilogie documentaire sur l’Amérique post-11 septembre (après My Country, My Country et The Oath). Ensuite et surtout, celui d’Edward Snowden, ancien informaticien pour les services de renseignements américains, qui décida en 2013 de divulguer les inquiétantes entorses civiques de ses employeurs. Certes, l’histoire est connue : profitant de la brèche ouverte par le 11 septembre, le gouvernement américain accélère sa politique de surveillance et se façonne un Léviathan de l’espionnage individuel, capable de cartographier les faits, pensées et gestes de chaque individu par l’enregistrement massif, la centralisation automatique et l’articulation instantanée de tout contenu et métadonnée (appels téléphoniques, achats par carte de crédit, déplacement en métro, etc.).
Un peu obligée de recommencer sur nouveaux frais, Laura Poitras n’a cependant aucun mal à rendre captivante la généalogie de ce séisme politico-médiatique, qui ferait passer le scandale du Watergate pour une affaire d’antisèche au baccalauréat. Enfermé en son coeur dans une chambre d’hôtel hongkongaise d’où se pilote l’opération, le film profite d’un hors champ idéalement alimenté par l’imaginaire des grands thrillers paranoïaques (Les Hommes du Président, Conversations Secrètes), permettant sur la durée un effet de sidération tendue et opaque, comme si l‘on suivait les ravages d’un cyclone en demeurant constamment dans son oeil. Manière aussi de constater qu’en Big Brother omniscient, l’Amérique demeure malgré tout ce colosse au pied d’argile qui, campé sur ses positions, en porte-à-faux avec une partie de la planète, peut encore se laisser tourner en bourrique.
Mais ce documentaire fraîchement oscarisé vaut surtout pour l’instantané bouleversant qu’il fait d’Edward Snowden, personnage en plein vacillement intime, à la fois au centre du jeu et au bord de l’effacement. Une figure qui se manifeste d’abord par interface brouillée et pseudonyme (le Citizenfour du titre) : un message crypto-messianique digne de Matrix est envoyé à la réalisatrice, lui révélant que, depuis 2006 et son documentaire sur la guerre en Irak, celle-ci est surveillée — et que pour cette raison-même, elle a été choisie. Une figure qui s’incarne ensuite par une chaise vide, bientôt occupée par un corps gringalet au faciès gentillet, érigé par la force des choses en tête de gondole du cyber-militantisme. En deux-trois entretiens techniques et chaleureux, le film dessine le croquis d’un visage de Janus, tiraillé entre l’angoisse de tout perdre et la certitude de s’être affranchi du pire. Ce que capte en creux Laura Poitras, c’est l’ébranlement intérieur d’un individu et la naissance maladroite d’un héros, quand l’intéressé comprend sans avoir eu le temps de se préparer que son combat pour la vie privée exigera de lui qu’il sacrifie totalement la sienne.
Ce storytelling presque mannien (on pense constamment à Révélations), où un homme se condamne à la disparition pour mieux agir, prendra d’ailleurs la réalisatrice de vitesse puisque, malgré la minutie incroyable avec laquelle il planifie son entreprise de divulgation, Snowden devra fuir peu de temps après l’allumage des premières mèches. Laquelle fuite provoquera sa disparition complète de l’écran, et aurait pu entraîner un émoussement tranquille du film si la réalisatrice n’avait la bonne idée de ponctuellement réinvoquer son citizen 2.0. — sous la forme originelle et, disons-le, idéale, d’un simple signal informatique. Une abstraction clandestine qui, elle-même, finira par se matérialiser à nouveau, derrière une petite fenêtre sans rideau, quelque part dans l’immense nuit russe, en l’espèce d’une silhouette fragile et anonyme qui, accompagnée d’une femme, ne semble plus aspirer qu’à redevenir un homme. Il est là, en vérité, le beau sujet de Citizenfour : comment l’Amérique du Patriot Act ingurgite ses héros, pour en recracher des fantômes.