– Silence… Moteur !
– Ca tourne…
– Writer’s block, « Young girl lost », première.
Surgie au coin sinistre d’un block de béton, Tracy erre sur le pavé froid en fixant le sol, perdue dans des pensées brumeuses qui font défiler en boucle sous ses yeux humides le triste itinéraire d’une jeune fille paumée qui ne sait plus que penser de cette vie qui la poursuit. De ces parents qui se foutent sur la gueule et de ce dieu qui tarde à se montrer. De ce monde dont elle a jeté les clés. Une jeune fille perdue. Derrière elle, résonnent les notes sombres et fluides d’une symphonie de cordes secouée par une rythmique efficace et parfaitement bouclée, sur laquelle coulent des larmes. Au fond du troisième temps, résonne une grosse caisse au son rond et velouté, blindée d’un feeling syncopé sur lequel viennent se fracasser ses sombres états d’âmes. Tracy explose en sanglots à ce moment précis. Et à chaque mesure.
Writer’s block, collaboration au sommet de la clique des Molemen – dont sont ici curieusement absents les producteurs Vakill et Prime- et du rappeur, écrivain et journaliste David Kelly a.k.a. Capital D., rimeur en chef du duo All Natural (qu’il forme dans les sous-sols de Chicago aux côtés de Dj Tone B. Nimbles), balance du début à la fin de ce disque une forme de hip-hop des plus pures qui soient. Un esprit et un son. Construit comme un film qui enchaînerait plans et séquences, Writer’s block développe les expériences de Lou, Dig Ox et Tracey, personnages nés sous la plume de Capital D. en 1997 pour les besoins de la chanson Writer’s block d’All Natural, et dont il dresse les portraits dans son ouvrage Fresh air. Ici s’emmêlent des histoires et des destins, des cris et des larmes, des rues et des bâtiments, des flics et des bandits, des parents et des gamins, tous mêlés au coeur de l’impeccable diction du rappeur, qui dévoile, armé d’un flow rectiligne et souple à la fois, une puissance narrative d’un niveau rare, une aptitude à conter des histoires complexes, sans manquer de faire rimer le tout. Impeccablement posé sur les beats de ses compères, il déroule en 14 titres (dont deux cachés), ses sombres mélanges de fiction et de réalité, épousant au mieux le feeling posé sous ses mots par les producteurs, auquel il se joint d’ailleurs pour coller sur Midnight. Une production de son cru, qui en dépit de son indéniable qualité, ne parvient pas à atteindre la fluidité qui conduit le reste de l’album.
Responsables du superbe Ritual of the Molemen et du récent Chicago city limits, les trois producteurs tissent sous le flow du bonhomme des instrumentaux d’une beauté pleine, entrelaçant des samples de musique classique ou de soul (« Young girl lost ») et lignes de contrebasse suintantes (« Crossfire »), sans manquer d’y inclure ça et là quelques fill in de guitare comme autant d’articulations entre les mouvements. Simples et non moins majestueuses, ces productions, posés sur des beats carrés au balancement irréprochable et joliment boosté par quelques coups de cymbales secs -qui participent autant à l’harmonie qu’à la rythmique-, happent l’auditeur pour lui faire suivre les évolutions des personnages et l’entraîner dans un univers taillé sur mesures par le truchement de collages subtils qui respectent à la lettre les notions d’harmonique. Du grand cinéma ! Et si Panik, PNS et Memo sont parfois sans pitié en matière de sampling, n’hésitant pas à couper 4 secondes d’un titre pour s’en approprier la mélodie, il n’en demeure pas moins que leur musique reste parfaitement orchestrée. Basées sur une simplicité qui privilégie la beauté et la clarté, les orchestrations reprennent ici la recette qui a fait l’aura des Molemen, refusant la fioriture ou l’emphase grandiloquente, pour lui préférer une subtile alchimie de sons et de feeling, propres à suggérer les choses pour faire vibrer nos cordes sensibles au son de leur simplicité, à l’image de cette ligne de basse sinueuse qui effleure des aigus bienfaiteurs sur le premier des deux titres cachés.
Writer’s block est un tout de mots et de sons, un recueil de poésie pure en forme de chronique réaliste et juste de la rue américaine posés sur des mesures luxueuses qui en décuplent la puissance. Le hip-hop avance. Capital D. en tête et la classe en plus. Brillant !