« Premier film de super héros français », prévient la bande-annonce de Vincent n’a pas d’écailles. Et en effet, au contact de l’eau, Vincent déploie des pouvoirs inattendus : il court très vite, saute très haut, soulève des bétonnières. De peur de trahir son secret, il vit de petits boulots vite abandonnés et n’a pas beaucoup d’amis : comme tous les super héros, son pouvoir le condamne à la solitude. Mais la piste du super-héros nous égare : dans son mélange de maladresse et de grâce, dans sa puissance incontrôlée et finalement assez inutile, Vincent tient davantage du corps burlesque – un corps qui n’a pas quelque chose en plus, mais quelque chose en trop. Sa puissance semble accessoire, ornementale, il s’en amuse comme un enfant retrouve ses jouets après l’école, et quand il veut se rendre utile, ce pouvoir le déborde.
Un corps surpuissant est un corps inapte au monde, c’est ce que disent les films de super-héros. Mais le corps burlesque, lui, est d’autant plus inapte qu’il est prisonnier de ce monde : il lui faut vivre, travailler, trouver sa place, il ne peut se contenter de voltiger dans les airs. Le film de Salvador rappelle alors quelque chose de précieux : cet « être au travail » sur lequel le naturalisme a fait main basse, est en fait disponible pour d’autres registres.
Et pour cela le film s’en tient à des effets purement mécaniques, des moyens d’artificier qui ramènent à un cinéma des origines dans lequel les limites de l’artifice coïncident avec celles du corps et de la matière, et donc avec ce que peut la mise en scène. Elle est ici un art de cacher ses tours, tout en en montrant juste assez, une forme de magie fluide et dépouillée, comme si les superpouvoirs se reportaient sur elle. Et se priver des béquilles numériques relève bien d’une morale burlesque : c’est une façon de ne pas se reposer sur des moyens qui se trouveraient hors du monde, pour s’en remettre uniquement à ce qu’il peut nous offrir. Car du monde, on ne sort jamais : c’est ce que disait déjà le dernier plan des Temps modernes, voyant Chaplin et Paulette Godard disparaître au loin sur un chemin bordé de câbles électriques.
Mais si on ne peut en sortir, on peut quand même y creuser son trou. Et s’y trouver un allié, une complice malicieuse (la rohmérienne Vimala Pons, qui révélait déjà son potentiel cartoonesque chez Perejatko et dans les Métamorphoses de Christophe Honoré), un corps à qui parler (la très belle scène de la « plus longue caresse du monde ») même si tout le film tend à un devenir-silencieux. On est évidemment là autant du côté de Chaplin que de Keaton : ce corps qui fait désordre cherche le plus sérieusement du monde à se trouver une place. Comme les personnages d’Etaix, comme ceux de Tati, Vincent est séparé des autres par une vitre, acculé à « l’individualisme intégral du vagabond » qu’évoquait Bazin à propos de Chaplin. Ce repli sur soi, cette raideur, menacent par intermittences le récit : le programme burlesque, appliqué parfois trop mécaniquement, empêche Vincent n’a pas d’écailles d’atteindre à l’inquiétant mystère qu’il recherche pourtant activement dans l’opacité craintive de son héros. « Je sèche vite », dit celui-ci, presque à regret, car on le comprend bien, Vincent est moins homme que poisson, et n’attend au fond qu’une chose : qu’on le remette dans son bocal.