Richard McGuire fait partie de ces auteurs rares qui, chaque fois qu’ils réapparaissent, approfondissent les règles de leur art. On l’a ainsi vu successivement graphiste, illustrateur, animateur pour le cinéma, auteur de livres pour enfants et de bandes dessinées, et ses productions se sont toujours révélées décisives, porteuses d’un héritage important. En 1989, l’Américain compose en noir et blanc les six planches de la première version de Here, un récit court centré sur le coin d’une pièce aperçu d’un unique point de vue à travers différents époques, depuis les origines longtemps avant notre ère jusqu’au XXIe siècle, en passant, surtout, par des moments du XXe siècle. À chaque page, chaque case représente une période différente, désignée par une année indiquée dans un récitatif en haut à gauche de la case. Puis dans chacune de ces cases viennent s’emboîter, de manière gigogne, des cases plus petites correspondant à d’autres époques encore. Ainsi, dans un même lieu, les années se télescopent et dialoguent entre elles, produisant une lecture dans plusieurs dimensions à la fois. À une mère tenant son nourrisson sur les genoux en 1957 répond, par l’enchâssement des cases, ce même enfant devenu grand en 1971. Ici est la reprise, vingt-cinq plus tard, en couleur et sur plus de trois cent pages, de ce même principe : McGuire nous emmène dans la maison de ses parents dans le New Jersey, et en imbriquant les cases, il enchevêtre de la même manière les époques, étendant le système depuis les origines de l’univers jusqu’aux catastrophes climatiques finales que l’auteur situe autour du XXIVe siècle – l’essentiel du propos restant néanmoins centré sur des anecdotes et des épisodes des XXe et XXIe siècles.
On comprend que le projet de 1989 fasse l’objet d’une reprise et d’un tel développement, tant il paraissait porteur de possibilités. Comme Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée, l’a signalé lors d’une rencontre internationale entre Blutch et McGuire lors du dernier festival d’Angoulême, c’était ce récit court qui, déjà, avait donné à Chris Ware (auteur du génial Building Stories chroniqué ici et là) l’envie de faire de la bande dessinée. Richard McGuire lui-même enracine son inspiration dans une formule d’Art Spiegelman, selon qui la planche de bande dessinée doit être composée comme un diagramme. Cette idée est d’importance car elle permet de comprendre quelles peuvent être les interrogations de l’auteur, d’une profondeur et d’un sérieux impressionnants. Ce qu’il refuse, par ce mot d’ordre, c’est d’importer en BD, sans supplément d’âme, la norme du récit hérité de la littérature et de la poétique, et qui consiste, depuis la définition aristotélicienne de l’histoire et de la narration, en une « imitation d’une action menée jusqu’à sa fin et formant un tout ayant une certaine étendue ». L’histoire, c’est ce type de composition artistique qui crée, dans l’esprit du lecteur ou du spectateur, l’attente et la surprise. Mais la bande dessinée permet bien autre chose que cela : par la composition de la narration et de l’image, de la succession et du dessin, elle peut jouer sur d’autres dimensions que la simple linéarité de l’histoire dans le temps. Penser que la planche est un diagramme, c’est comprendre que celle-ci peut manifester plusieurs dimensions au même moment, qu’en bande dessinée la linéarité de la narration est toujours plus ou moins brisée ou enrichie par une contemplation qui nous donne à voir plusieurs choses en même temps. Cela peut paraître évident, mais la profondeur de McGuire vient justement de ce que l’auteur se sent pleinement contraint par ces dimensions dans l’élaboration de son livre. La question qu’il se pose, c’est donc bien de savoir s’il est possible de trouver une grammaire qui soit absolument propre à la bande dessinée, et non plus héritée de la littérature, et qui prenne en charge toutes les lectures qu’elle rend possible. Quelles autres impressions que l’attente et la surprise la lecture contemplative de la bande dessinée peut-elle produire ? Tel est le niveau où se situe Ici, et l’on n’a pas souvent l’occasion de lire des œuvres animées d’une telle ambition, c’est bien le moins qu’on puisse dire.
Dans Ici se manifeste toute une série de possibilités de lectures – c’est pourquoi le parallèle avec Building Stories est légitime, dans un premier temps. Mais on aurait tort de limiter le livre aux premières impressions qu’il procure. Il les manifeste toutes ensemble, et c’est bien cela qui en fait toute la puissance. D’un côté, on pourrait penser que la règle qui l’ordonne est celle, bien connue, qu’on trouvait déjà dans La Vie mode d’emploi de Pérec : l’unité de lieu permettrait de relever, à travers les époques, la série des existences quotidiennes qui l’ont habité. Le propos serait alors centré sur le jeu des préoccupations les plus ordinaires, et se contenterait de faire apparaître l’unité spatiale dont il retourne à chaque fois avec l’usage habituel d’un espace. C’est par exemple le cas lorsque, vers le milieu du livre, une vieille dame habitant la maison en 1986 reçoit la visite d’un comité archéologique cherchant des vestiges de la présence amérindienne dans son jardin. En parallèle, à l’intérieur des mêmes pages, apparaît cette occupation indienne du lieu, datée de 1622. Le renvoi des images les unes aux autres est alors très exactement le décalque du renvoi des préoccupations quotidiennes entre elles : le lieu est toujours aménagé par les soucis de la vie ordinaire. Mais, d’un autre côté, nombres d’épisodes du livre font sauter ce cercle fermé de la préoccupation et de la circonspection, qui certes dévoile ce qu’il y a de plus intime en chacun, mais aussi ce qu’il y a de plus dérisoire. Le circuit de l’affairement et du bavardage le plus commun est dynamité bien plus que découvert. On le voit par exemple lorsque, vers le début du livre, à une blague développée longuement sur la mort répond l’infarctus soudain de l’un des personnages. Ou encore lorsque des Indiens de 1609 évoquent un monstre mythique, en regard d’un enfant de 1975 déguisé en ours. Alors il ne s’agit plus d’admirer la manière dont les existences quotidiennes reconfigurent un lieu, mais bien d’en faire un objet de raillerie. Le propre de la composition de la planche serait alors de nous mettre à distance des événements, de permettre toute une série de traits d’esprits, dans une série de dimensions.
Mais encore une fois, aucune de ces lectures ne s’impose de manière décisive. Et le plus étonnant est que, malgré leur contradiction évidente, malgré le fossé qui sépare la tendresse pour la vie quotidienne et l’esprit ravageur qui en fait sans cesse la critique, tout cohabite dans le système de McGuire. C’est que chez lui la construction et l’assemblage des images sur la planche excèdent de beaucoup ce qu’on a l’habitude de voir, et résolvent des paradoxes indépassables pour la vision sensible. Comme le montrait Hegel dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit, lorsque l’on voit ce qui est ici, on aperçoit ce qui est devant nous. Mais ce qui est devant nous change sans cesse avec nos déplacements : ce peut être à présent une maison, puis un arbre lorsqu’on se sera tourné. Dès lors, lorsque l’on parle de ce que l’on voit ici devant nous, on ne fait que désigner une universalité vide, l’ensemble des choses qui, pour nous, sont condamnées à disparaître. McGuire prend très au sérieux cette conception de la vision, et s’aperçoit que l’assemblage et la mise en relation des images permettent de retenir une partie de la série des ici et des maintenant successifs que l’on a devant les yeux.
La planche fonctionne alors comme un rempart, lui-même précaire, contre l’évanescence de la vision. On peut certes sourire de l’aménagement et des préoccupations quotidiennes, on doit surtout en garder la mémoire autant que possible. La seule règle esthétique qui vaille ici, la seule dimension de la bande dessinée qui compte, est celle de la trace et du fantôme. Celle de l’enregistrement de ce qui, fatalement, est destiné à s’évanouir. L’assemblage et l’enchâssement des images créent des phénomènes de transparence comparables à ceux des tableaux de Francis Bacon. Il faut voir la beauté fantomatique des silhouettes qui, confrontées dans différentes époques, paraissent toujours être des apparitions déplacées. En elles se manifeste à la fois toute la contradiction de la vision, et celle de la transparence : accumuler les manifestations de différentes époques, c’est créer dans un jeu de transparence une image contradictoire de ce qui ne peut jamais être vu, et c’est en même temps rendre à l’image sa fonction de trace et d’enregistrement des différents moments de la vision. Dans la multiplication des périodes, les figures se trouvent relativisées et renvoyées à leur précarité fondamentale. Leur apparition n’est aperçue qu’à partir de leur destination inéluctable. Le jeu d’un enfant de 1990 est donné à voir de la même manière que le sillage d’un requin de 2126 qui occupera les lieux lorsque tout aura été recouvert par la montée des eaux : leur beauté est de n’être que des usages du monde voués à se perdre dans le flux du temps.
On est alors très loin des constructions souveraines de Chris Ware : là où l’auteur de Building Stories met tout son art au service de la manifestation d’une pluralité de sens, celui d’Ici n’envisage l’image qu’à partir de l’extinction et l’évanouissement du sens, au profit d’une contemplation de la trace. Ici, la beauté renversante des images ne commence qu’avec l’effacement des objets de la vision.