Sur la pochette de « Be careful of what you’ve become« , le EP sorti l’an passé par les Wonderfuls, le chanteur Robert Vagg (alias Bobby Bot) pose sa moue en gros plan et en noir et blanc tel un inconsolable Droopy. Le regard est un brin inquiétant car on le devine aussi imperturbable qu’indéchiffrable. Le duo qu’il forme avec son cousin Dan McGirr est né il y a plus de 10 ans à Brisbane en Australie. Pourtant, leur premier disque – sur Negative Guest List, catalyseur de la scène underground locale pendant de nombreuses années – ne sort qu’en 2011 après plusieurs séjours de Vagg en hôpital psychiatrique et alors qu’il est toujours sous traitement. Combinant quelques extraits des centaines d’enregistrements effectués les années précédentes, ce premier EP brasse des influences allant des Stooges à Royal Trux en passant par des morceaux plus posés à la Gun Club ou Pearls Before Swine. Le son n’est pas assez lo-fi pour cacher un goût réel pour le songwriting. Celui-ci se révèle sur le premier album « Salty Town » qui sort l’année suivante en auto-production, dans un tirage pas assez limité pour manquer d’attirer l’attention de quelques pointus connaisseurs de musiques étranges, dont le label anglais No Magic Man/New Bones qui contribue à le faire connaître par-delà les frontières.

Il faut dire que ce disque a tout d’une révélation: le chaos des débuts est devenu un champ de réflexions personnelles intenses sur lequel pousse de travers une subtile mélancolie, de celles qu’on devine irrémédiables, planant sur les étendues froides de la désolation totale. En parfaite osmose avec les délicats entrelacs de guitare noyés de réverb de McGirr – qui évoquent les débuts de Durutti Column – les textes de Vagg sont autant de panoramiques d’un paysage mental qui ne semble rentrer dans aucun diagnostic psychiatrique. Vagg est nostalgique de son enfance dans des petites villes de la campagne de Nouvelle-Galles du Sud (à l’ouest de Sydney), lieu de prédilection des bushrangers – ces bandits de grands chemins si présents dans le folklore populaire australien – à la fin du XIXième siècle. Sa mémoire se perd dans ces immensités enivrantes, proche de la frontière entre vert et ocre et il ponctue d’animaux morts et d’addictions ses récits d’un quotidien aussi terrifiant qu’incroyablement attractif. C’est exactement ce paradoxe saisissant et fascinant que l’on ressent à l’écoute du disque comme du deuxième album « Only Shadows Now » sorti récemment sur le label français Bruit Direct disques.

 

Même si la musique est moins minimaliste que sur « Salty Town » – Natasha Buchanan ajoutant notamment de discrètes interventions au clavier – ce nouvel opus semble franchir encore un cap dans la noirceur gothique et l’inextricable solitude. Il y a un véritable travail sur les textures qui peut rappeler les constructions dérangées de Jandek. En de rares moments, la guitare se fait plus bruyante. Mais le chant de Vagg – parfois murmuré ou parlé – reste au centre, irriguant tous les morceaux du troublant venin de ses textes comme un Scott Walker gavé de Xanax.

 

« When the lights get turned out / And nobody wants to sit with me anymore » chante Vagg dès la première chanson. Sans forcément sans rendre compte, il s’est habitué à l’obscurité mais s’interroge toujours sur l’étrangeté de toutes ces ombres: la sienne comme celles des autres. Les proximités, les aventures, ne sont que passagères (« we had so much fun that year / we had plans for plenty / plans to run all over town / things have gone / it’s not right » dans « These Moments »). La nuit et ses passagers permanents, l’oubli et la déception, anéantissent des actions et des sensations qui, au petit matin, ne sont plus qu’amertume. L’introspection, poussée à l’extrême, n’accouche que de quelques mots en forme d’esquisses, de silhouettes sombres, d’ombres. La froideur et la distance ôtent tout pathos. Le temps reste tapis dans un coin, prêt à mettre la corde au cou (« I’ve been waiting / have been waiting / now i’m strangling let go / time has been waiting » dans “Time come for me”). Dans les méandres de ces visions nébuleuses, une mystique nocturne semble ici prendre corps. Debout dans une pièce vide.

Cette intimité écrasante, relayée ici avec une passion presque clinique, n’est peut-être pas sans faux-semblants. En effet, si cette musique peut s’avérer difficile ou perturbante pour qui l’écoute, elle ne l’est peut-être pas autant pour celui qui la créée. On devine un semblant d’auto-thérapie – voire d’humour noir – dans un tel projet : après tout l’ombre a aussi une signification en psychologie analytique. Et puis de toute façon, comment pourrions-nous ressentir la même chose que Droopy, pardon, Bobby? Cet accablement, cette tristesse à outrance peut aussi, selon l’angle et la manière dont on l’appréhende, se transmuer en joie (« tragedy has caused pain for you / when you were so young / tragedy has been for me / a blessing in disguise » dans « What do you think of »).

On touche là au cœur des mystères de la psyché, aux états réparateurs d’écorchés vifs dont certains comportements sont peut-être aussi une reconstruction. Un peu comme le fameux « You know what ? I’m happy ! » de Droopy, justement. Une façon dramatiquement pince-sans-rire d’exprimer un certain bonheur… ou diablement ironique de rire du bonheur. Quoiqu’il en soit, c’est à un voyage intérieur intense auquel les Wonderfuls nous invitent à l’occasion de cet album-miroir d’une beauté qu’on serait tenté de qualifier de « lynchienne », si le terme n’était pas aussi galvaudé.

L’album est en vente directement via le label.