Le festival d’Angoulême a été une fois de plus l’occasion de découvrir des auteurs et des maisons d’édition encore confidentiels. De ce point de vue, le lieu le plus stimulant est le Foff, le festival off d’Angoulême. Depuis six ans, des collectifs, des artistes, des éditeurs, des auteurs, des musiciens et des cinéastes indépendants s’organisent pour y présenter leur travail, gratuitement et sans aucune subvention, en marge du festival officiel. Cette année la micro-manifestation a eu lieu une nouvelle fois au Moon, juste derrière l’énorme tente du Monde de Bulles, et présentait notamment une belle exposition d’affiches de Martes Bathori, à qui l’on doit Perspective Broadway, aux Requins Marteaux. De manière générale, on a été vraiment impressionné par le sérieux et la rigueur des auteurs qui y étaient présents. Loin de ce que laissait présager l’habillage psyché de son site web, le Foff n’en est plus du tout au même point que la BD indépendante telle qu’on la connaît depuis environ vingt-cinq ans. Car on a depuis cette époque l’image d’une production underground qui s’appuie sur quelques principes simples trop souvent rabâchés : l’expression et la mise en scène de soi, l’immédiateté et la violence du geste, la distance ironique qui se résout trop souvent dans le déballage impudique des atermoiements de l’auteur… Comme si refuser la facilité et critiquer les normes impliquait de tout envoyer promener, la culture, le public, la nécessité de plaire pour diffuser son travail, etc. Comme s’il n’y avait d’authenticité véritable du dessin que lorsqu’il est replié sur l’expression microscopique de soi. Il est manifeste que les auteurs indépendants actuels n’en sont plus là, qu’ils ont dépassé cette posture, cette liberté d’indifférence qui paraît un peu facile.
Au contraire, les fanzines, les sérigraphies et les affiches présentées au Foff témoignent pour la plupart d’une remarquable culture de leurs créateurs – et notamment une culture des moyens de production techniques de leur art. Encore une fois, on n’est plus dans le mythe du do it yourself cheap mais authentique, ou authentique parce que cheap, et ambivalent parce qu’il cherche une reconnaissance à laquelle il affecte de n’accorder aucune valeur. Ici, la maîtrise est complètement intégrée, les auteurs connaissent et dominent les moyens de production de l’image, depuis la sérigraphie jusqu’au numérique, sans les opposer de manière artificielle et extérieure. La question n’est plus de savoir comment diffuser ce que chacun fait dans son coin, mais bien celle, beaucoup plus rigoureuse, profonde, passionnante, de savoir comment conserver une véritable démarche artistique dès lors que l’image doit être diffusée en série. De ce point de vue, il est très satisfaisant de voir une génération d’auteurs de bande dessinée s’attacher avec autant de sérieux à faire mentir Benjamin et son essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique : certes, la production en série impose de repenser la manière de composer les images, mais elle ne condamne pas à renoncer à toutes les subtilités de l’imaginaire, et notamment à la couleur, très présente dans tout ce qu’on a vu. Ce n’est bien sûr pas parce que l’image est diffusée en série qu’elle devient nécessairement un objet de consommation et de distraction : puiser sans a priori et sans opposition artificielle dans les moyens techniques de production de l’image, c’est lui rendre son authenticité et son aura, lui garantir de rester un objet de contemplation esthétique. De ce point de vue, il est très beau de voir des artistes qui parviennent à composer des images et à vivifier l’imaginaire sans référence à un réalisme facile ni à des codes vidés de leur contenu, parce que cent fois ressassés. L’air de rien, ils font tomber la distinction classique mais de plus en plus obsolète entre bande dessinée mainstream et underground, au profit de la recherche des conditions techniques et économiques nécessaires, où qu’elles soient, pour produire un imaginaire de qualité.
Parmi les belles choses vues au Foff, et sans prétendre ni à l’exhaustivité ni à la justice tant la production est riche et multiforme, on a eu plaisir à retrouver le travail sur l’espace et l’architecture des auteurs de L’Amour éditions, Clémentine L’Heryenat (qui est l’auteure de l’image qui illustre cet article) et Santiago Garcia-Velez, Maxime Sabourin et Hugo Ruyant (les auteurs de Royaumes, chroniqué ici). On a également aperçu Alexis Beauclair et Etienne Chaize (auteurs avec Mathieu Lefèvre de Quasar contre Pulsar, et coordinateurs, entre autres, de la revue Lagon), qui poursuivent leur exploration des moyens techniques de représentation de l’immensité de l’univers avec le fanzine Papier Machine. On a été impressionné par la revue Matière Grasse, où plusieurs auteurs reprennent et détournent des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art avec une qualité plastique indéniable ; ainsi que par le travail sur la couleur et les formes des auteurs de L’Articho. On a découvert le beau fanzine Laurence 666 des éditions lyonnaises Mauvaise Foi, qui, sous une couverture toujours élégante, propose à plusieurs auteurs de développer des récits sur un thème commun. Mais aussi le très bel album auto-édité de Nicolas André, L’hérésie de l’égérie.
Fin de parcours : l’entretien entre Blutch et Richard McGuire dans le cadre des rencontres internationales était un succès. L’Américain, qui vient de publier chez Gallimard Ici (excroissance mezzo forte d’une histoire en noir et blanc dessinée en 1989, et l’une des sensations fortes du festival), discutait avec le Français sur le concept, le temps, l’imaginaire et ses sources, et sur l’inspiration – des propos rafraichissants et éclairants pour cette 42e édition qui aurait pu être plombée par la terrible actualité qu’elle devait commémorer.