Après Visconti, Gray et Bresson, on ne s’étonne pas de voir Paul Vecchiali s’atteler à son tour à l’adaptation des «Nuits blanches », tant le romantisme sombre de sa filmographie (qui va faire bientôt l’objet d’une rétrospective) semblait fait pour se fondre dans la nouvelle de Dostoïevski. Dans ces Nuits blanches sur la jetée, deux âmes solitaires se donnent rendez-vous, en marge du monde diurne, dans le théâtre à ciel ouvert du port de Sainte-Maxime. Quatre nuits durant, Fédor (Pascal Cervo) et Natacha (Astrid Adverbe) se racontent leur histoire, entrechoquant leurs cœurs impatients comme deux pierres froides chercheraient à faire des étincelles. Natacha attend l’amour de sa vie. Fédor, oreille patiente, attend Natacha.
Chez Vecchiali, la passion a toujours été pareille à une aventure, un bateau à prendre ou qu’on a pris et dont on ne cesse de se remémorer, mélancoliquement, le voyage. Et cette sentimentalité sauvage est un art méthodique de la consomption : on y brûle au contact de l’être aimé, qu’il soit réel ou rêvé. Vecchiali précise d’ailleurs dans le dossier du presse qu’il tenait à cet indécidable, déjà présent chez Dostoïevski : Natacha existe-t-elle ? N’est-elle pas seulement une énième création de l’esprit fou de solitude de Fédor, et de cette brûlure d’amour qui ne demande rien ou presque à l’être aimé, sinon sa présence comme écoute bienveillante, prête à accueillir une éloquence malade, comme la pharmacienne jouée par Hélène Surgère dans Corps à cœur ?
De Dostoïevski à Vecchiali, cette intensité passe par des blocs de monologue, faits d’accélérations et d’empâtements, de clarté et d’obscurité, blocs qui sondent, mot après mot, les profondeurs de l’âme. La parole y surgit comme une quinte de toux, qui sort d’autant plus violemment qu’elle a été réprimée, et c’est sa durée, sa précision (ou ses égarements) qui ouvrent la voix à la vérité des personnages. Cette fonction rigoureuse de la parole, Nuits blanches sur la jetée le sanctuarise par le dispositif le plus simple qui soit : un homme, une femme, un huis clos dans la nuit, et la parole pour toute lumière.
Dans ce dispositif a priori statique il faudra donc, pour tout voir, écouter cette langue affûtée, littéraire, récitée patiemment et agissant comme un reflux mémoriel – un flashback oral. La mise en scène précise et ingénieuse de Vecchiali soutient cette écoute, se cale sur le mouvement tremblant des cœurs et des récits en jouant avec les lumières du port, qui se déploient au loin en guirlande de tâches lumineuses. Tour à tour l’homme ou la femme se retrouvent éclairés ou « éteints », laissant l’autre à son soliloque. Dans ce décor très resserré, la mise en scène parvient toujours à être incroyablement mobile, fluide, libre, comme guidée par une émotivité propre. Et cette fougue intermittente, qui se réprime comme pour mieux exploser, est la marque d’une impudeur, d’une vulnérabilité quasi-obscène qui a toujours traversé le cinéma de Vecchiali. On retrouve d’ailleurs dans ces Nuits blanches son goût pour des acteurs qui échappent aux canons habituels : Pascal Cervo ressemble a un enfant abandonné tandis qu’Astrid Adverbe a l’immaturité charmante et la peau diaphane d’une jeune mariée de roman russe. A eux deux, ils forment un parfait petit couple d’enfants amoureux, ou d’adultes restés dans l’enfance de l’amour – parlant de l’amour lui-même, tel qu’ils se l’imaginent, faute d’expérience.
Dans Quatre nuits d’un rêveur, Bresson réduisait les dialogues de Dostoïevski à de brèves phrases éteintes et décochées comme des flèches. Sa très belle idée consistait à filmer le héros enregistrant ses rêves d’amour avec un microphone puis les réécoutant comme un enfant abandonné qui se borde lui-même. Toute la noirceur de la nouvelle s’y trouvait résumée : la misère affective et l’amour comme un fantasme adolescent qu’on se repasse en boucle. Ici, dans l’un des plus beaux moments du film, Natacha raconte son histoire, et Vecchiali suspend alors le son en plein milieu de son récit pour laisser voir son seul visage animé par la confidence lisible sur ses lèvres – c’est là le monologue réduit à son plus simple appareil, comme un visage qui s’offre. Le son suspendu ne surgira que sur le contrechamp de Fédor, ébloui par cette apparition chaleureuse. Tout le film travaille ainsi à la réaction du contrechamp, impressionné, marqué par un champ qui n’est peut-être rien d’autre qu’une fantasmagorie.
Des quatre adaptations, Nuits blanches sur la jetée est sans doute l’une des plus cruelles : quelques plans implacables y suffisent pour déchirer cette ouate nocturne qui promettait la rédemption des solitaires dans une joyeuse union des cœurs. Le gouffre réapparait avec une ironie qui remet chacun à sa place, réduit l’amour à une victoire des plus indifférents sur les cœurs sauvages, mais où l’être aimé, ce rêve qui ne nous appartient pas, ne saurait décevoir.
Il y eut aussi la formidable adaptation bollywoodienne, Saawariya.