Tout comme Lose, de Michael DeForge, ou Le Jardin d’Emile Bravo, Avec style fait partie de ces livres qui donnent un aperçu de l’ensemble de la production de leur auteur. On y croise aussi bien des fanzines que des récits courts, et même des strips. Cet éparpillement pourrait dérouter le lecteur, pourtant il permet d’apprécier toute la cohérence de l’inspiration du Norvégien Bendik Kaltenborn. Ce qui étonne bien davantage chez ce jeune dessinateur, dont Avec style est le deuxième livre publié en français, c’est bien plus le refus constant de produire du sens. Toutes les histoires ou presque semblent suspendues dans les airs, demeurant des épisodes sans véritable début ni fin. À chaque fois, elles commencent in media res, par une situation qui impose son évidence, et à chaque fois le dénouement nous est retiré. C’est par exemple le cas de la série de planches intitulées Les feux de l’aurore, une collection sans autre objet que celui de présenter des saynètes alcoolisées dans un cadre bourgeois. Même les strips comiques sont privés de leur chute, et le lecteur demeure interdit, ne sachant que penser. Pourtant ce refus de développer et d’achever la narration n’est ni un nihilisme facile, ni une conversion dans le non sens et le déchaînement des pulsions : d’abord parce que, au fil de la lecture, on en aperçoit toute la rigueur, et ensuite parce qu’il est soutenu par un art de la composition et de la couleur qui témoigne d’une grande maîtrise, malgré sa pauvreté apparente.
Refuser la narration, pour Bendik Kaltenborn, c’est à la fois mettre en scène et traverser toutes les pantomimes de l’esprit et de la culture. C’est à la fois reconnaître et critiquer cette forme d’intelligence et de détachement que l’on trouve dans l’humour, dans la flamboyance du concetto, ce trait d’esprit brillant où le locuteur engage toute sa culture et toute sa finesse, mais au profit d’un discours dénué de fond et de véracité. Car toute la production de l’auteur semble enracinée dans la tradition de l’illustration humoristique telle qu’elle existe depuis la première moitié du XXe siècle, dans le genre des affiches de Tomi Ungerer, de Dubout (pour les films de Marcel Pagnol) ou de Fritz Butz, en Allemagne, sans oublier les dessins de presse de Faizant et de Sempé, et même les silhouettes dégingandées de Bofa – une tradition qui irrigue encore les dessins du New Yorker et de son jumeau fantasmé, le Parisianer. Comme eux, l’auteur s’applique à tourner en dérision les travers sociaux, avec une nette préférence pour la bouffonnerie des grands bourgeois alcoolisés. Mais contrairement à ses prédécesseurs, il refuse toujours de les ridiculiser simplement par un bon mot ou un trait d’esprit : avant que la chute attendue n’arrive, le récit se perd dans la cruauté ou le délitement.
Il faut mesurer ce double mouvement, tout à la fois d’héritage et de critique. D’un côté le dessin populaire est reconnu ici comme une véritable culture, et le comique qu’il présente comme une véritable manifestation de l’esprit : il y a quelque chose de génial dans cette capacité à rire de ce qu’il y a de plus banal et de plus pathétique. On pourrait même penser que c’est dans ce bel esprit que culmine la pointe de la culture – comme dans le Neveu de Rameau, de Diderot, ou même le goût actuel pour les bons mots télévisuels et journalistiques. Cet esprit comique est certes sans œuvre, mais il a le mérite de dézinguer toutes les illusions, tous les faux-semblants. Mais d’un autre côté, il n’y a rien de plus vil que cette « parlerie universelle » et ce « jugement ravageur » soulignés par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : celui qui dénonce essaie surtout de se hisser au niveau de puissance de sa victime, dans une sorte de flatterie sans noblesse qui n’en reste pas moins une manière de déférence. Ce que Kaltenborn a remarqué, ce qu’il a en ligne de mire dans son refus du bel esprit – alors que toutes ses situations l’y prédisposent –, c’est non seulement cette déraison qu’il y a dans les comportements sociaux, mais surtout ce ridicule encore plus grand qu’il y a à s’imaginer faire preuve d’un esprit et d’une culture supérieurs lorsque l’on en ricane. Il les renvoie l’un contre l’autre et les fait exploser, à la manière du Blotch de Blutch : en interrompant le récit juste au moment où apparaît le fond pathétique de l’humour et de l’esprit, juste au moment où l’on comprend, comme le dit encore Hegel, qu’ « exposer l’existence de ce qui est noble et bon comme une anecdote singulière, qu’elle soit inventée ou réelle, est bien la plus amère chose qu’on puisse en dire ».
On comprend alors que toute l’entreprise de Kaltenborn ne visait que cela : faire apparaître le principe du comique comme une vilénie où la finesse de la culture se révèle la bassesse et la vanité de l’esprit. C’est bien cette conviction que la culture n’est qu’une inversion de l’esprit qui apparaît parfois ici comme du nihilisme. Mais tout n’est pas détruit dans cette vaste entreprise critique : lorsque les relations sociales et la culture sont toutes deux renvoyées à leur mesquinerie, il reste encore à s’élever au dessus de ces deux formes de bassesse. C’est-à-dire faire preuve de dandysme, se préserver de toute ignominie, quitte à réduire de beaucoup le champ de l’acceptable, la variation des possibles. Conformément au titre, c’est donc bien « avec style » que sont composées les images du livre : dans une recherche perpétuelle de pureté et d’élégance, qui est surtout une manière de se préserver de tous les traits d’esprit faciles et attendus. Et l’étonnante économie de moyens du livre révèle une admirable finesse de composition et de colorisation. Les images du récit Le Casse de la banque de Lørenskog sont, de ce point de vue, de pures merveilles de pureté et de maîtrise, sans aucune pose ni affectation. Tout est là : le sommet de la distinction se cache sous l’apparence de la désinvolture, et l’on comprend que Kaltenborn est un affichiste de génie, qui travaille directement les formes dans la couleur.
Cette démarche laisse toutefois des réserves. Certes, il n’est pas sûr que sa subtilité soit toujours comprise, et il nous a fallu beaucoup de temps pour dépasser l’impression de nihilisme qu’elle nous laissait d’abord. Mais, depuis les livres de Bruno Heitz et ceux de Frank Santoro, le regard ne se laisse plus dérouter par l’apparente pauvreté de l’image, et sait qu’il faut chercher plus profondément la richesse de l’entreprise. Ce qui nous pose vraiment problème, c’est la conception de la culture dont témoigne Bendik Kaltenborn : penser que celle-ci est une inversion de l’esprit, qu’elle n’est que la manière populaire de vivre ou sa dénonciation ironique, paraît vraiment trop réducteur et revient à mimer les codes de la bande dessinée underground sans se donner les moyens d’en comprendre vraiment les enjeux de détail. Tout se passe comme si la culture populaire n’offrait qu’un seul visage, comme s’il y avait d’un côté la pop culture et, de l’autre, la pensée rigoureuse, appelée à la dépasser. Qui peut encore sérieusement envisager, en 2015, qu’il n’y a pas de véritable pensée dans la culture de masse ?