Que le festival ait opté pour Tony Gatlif en mascotte de sa nouvelle édition, c’est un assez juste indicateur du niveau de ce cru 2014 : sympathique, mais un peu volontaire. Lancée sur les routes du planisphère, la compétition internationale aura ainsi fait valoir une sélection riche en nouveaux paysages, mais pauvre en précieuses découvertes. L’Inde, l’Egypte, l’Amérique, le Brésil et même l’Abkhazie : on aura vu du pays à Belfort, sans jamais cependant réussir à prendre le large. C’est que trop souvent le voyage donnait l’impression de buter sur les mêmes problèmes, de tourner autour des mêmes mirages, si bien qu’on pouvait deviner très vite quel film allait, ou non, justifier le déplacement. Il faut dire que l’équipe de Lili Hinstin prenait un risque cette année, en sélectionnant pas mal de films orphelins, c’est-à-dire sans distributeur. À l’arrivée : beaucoup de choses intéressantes sur le papier, mais rien qui captive à l’écran. Surtout : trop de films dilués ou crispés par leurs propres enjeux, incapables de passer la seconde. Si pourtant l’on garde chaque fois l’oeil ouvert, c’est que sous les couches de maladresses narratives, sous les errances de filmage et la timidité formelle, on sent bien qu’ici ou là de belles propositions essaient d’affleurer, ratent le coche à pas grand chose.
La Vie au ranch
Ce fut le cas, entre autres exemples, de For the plasma de Bingham Bryant et Kyle Molzan, ainsi que de Hide and Seek de Joanna Coates. On rentre très vite dans l’étrangeté estivale du premier, bien aidé par deux héroïnes sexy, un 16mm chaleureux et une nonchalance accueillante. Le mariage entre Lynch (les touches de prosaïsme paranormal) et Rozier (la villégiature babillarde) fonctionne plutôt bien, avant de rapidement stagner sur les acquis de sa bizarrerie lo-fi. On en sort donc tout aussi facilement, intimement convaincu que malgré une installation prometteuse, l’expérience tournera à vide par défaut. Vacance à la campagne, grande maison isolée et désirs contradictoires aussi chez la britannique Joanna Coates, laquelle accompagne une petite communauté échangiste qui s’allume et se meurt à la façon d’un petit feu de camp. Pas rebutant, le film rate pourtant à peu près tout ce qu’il entreprend : ses petits jeux de sociétés sentimentalo-sexuels s’accumulent en vain, allant même jusqu’à emmurer le récit dans une inhibition dont il s’agissait pourtant, à l’origine, de s’affranchir.
Cette année, il y avait une grosse tribune pour la bande et les apories de la vie de groupe à Belfort. Sans ambition mais plein de sève, The Mend de John Magary aura séduit par sa description sans fard de la petite bohème new-yorkaise, dans une sitcom pleine de trentenaires au ralenti. Resserré dans un appartement de Harlem, le film fait coulisser mille affects dans un seul et même décor : le quotidien n’existe plus que dilué dans le bain des sentiments, jour et nuit se confondent, et les histoires de tout le monde se marchent dessus au point de se confondre. Dommage que le réalisateur se sente obligé de gonfler son micmac par un finish en forme de noeud familial grotesque, dont la disproportion dramatique n’a pour effet, rétroactivement, que de dégonfler l’ensemble.
Dans la catégorie “pas honteux mais pas très passionnant”, le brésilien Permanência avait lui aussi quelques bons arguments pour se défendre, avec son quotidien de jeune photographe retrouvant son ex à l’occasion de sa première exposition. Si le film maintient l’intérêt jusqu’au bout par la fluidité prosaïque de ses situations, il désespère un peu par son antonionisme appliqué et bon teint. Dans un São Paulo où le romanesque semble impossible à relancer, les gens se croisent sans promesse d’aventure ni d’émoi. Non content d’oublier de trouver une consistance en chemin, quelque chose qui dérèglerait un peu sa vieille boussole sur la solitude du mâle artiste dans la grande cité urbaine, le réalisateur s’en remet lui aussi à un final confit dans un ridicule pompeux, lequel conduit tout le récit à se recroqueviller derrière une tristesse théorique et désincarnée.
L’Histoire sans fin
Pour conjurer la mollesse de ces fictions petits bras, trop inabouties pour susciter l’enthousiasme, le documentaire était bien présent dans l’enceinte du Pathé Belfort, consolidé par la place de choix qu’a toujours su lui aménager le festival. On aura pourtant bien du mal, malgré quelques beaux spécimens, à trouver un cheval aussi racé que le Leviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor (Grand Prix de l’édition 2012), qui par sa disproportion formelle monstrueuse, par son alliage de pureté expérimentale et de sensationnalisme audiovisuel, ne manqua pas il y a deux ans de renverser complètement les genres et les hiérarchies, déséquilibrant complètement son sujet passe partout (le film sur les gens qui bossent dur) pour le réduire à un pur dialogue entre lumière, bruit et mythologie.
Ce déséquilibre, c’est celui que ne trouvera jamais, pour n’avoir pas assez cherché à le provoquer, le pourtant captivant Sud Eau Nord Déplacer d’Antoine Boutet – déjà à Belfort il y a quelques années pour le très beau Le plein Pays. Ce titre mystérieux — presque un sésame — est simplement la traduction littérale de “Nan Shui Bei Diao”, une entreprise pharaonique de détournement de plusieurs courants d’eau du Sud de la Chine afin d’irriguer un Nord aride. Si le film est captivant, c’est d’abord par l’épaisseur factuelle de son sujet, la radiographie vertigineuse qu’il opère sur le pays, sa grande bureaucratie centralisée et tentaculaire, le joug encore perceptible de la politique rigoriste du Parti. Mais aussi : la monumentalité de son territoire, l’irréalité de ses paysages lunaires et l’ambition prométhéenne de ses chantiers — ces villes s’érigeant ex nihilo, ces autres vidées comme après une épidémie. Avec son introduction à l’abstraction sidérante, sorte d’exposé sur la terraformation, Antoine Boutet a raison de se laisser séduire par cette gigantesque opération de bouleversement topographique. Un goût de l’homme pour le domptage et le viol de la nature (au risque de toutes les catastrophes) qui n’est certes pas sans grandeur, mais qui se fait toujours au dépend de la population, dont les affres terribles mais discrets constituent la partie centrale — malheureusement plus bavarde et attendue. Seulement, là aussi, le réalisateur n’est pas sans finesse, sentant bien que ce projet controversé génère à son insu un lot de réactions citoyennes, permettant à la Chine de faire avancer un autre chantier, politique lui — celui de la démocratie. Dommage qu’à trop vouloir baliser son trajet, le film ne provoque aucune alchimie entre ses différents composants, et force lui aussi les coutures de son propre académisme, avec un final à prétention spirituelle raplapla.
Si Boutet n’est que trop ponctuellement au diapason de la monstruosité équivoque de son sujet, on l’eût pourtant préféré à Anna Roussillon en vainqueur de cette édition. Je suis le peuple est un film pertinent sur son sujet mais ne s’avère qu’un avatar de plus, dans le genre déjà bien fourni du “film sismographe sur les révolutions de Jasmin”. Sauf qu’ici, l’état des lieux s’installe en province, à l’abri des balles et des mouvements de foule, au rythme monotone des pénuries et de l’actualité électorale. Si elle ne cible pas la place Tahrir, c’est que la réalisatrice cherche délibérément à s’éloigner de l’épicentre symbolique pour rester au chevet du quotidien, afin de mieux saisir les imperceptibles remous de la révolution à l’oeuvre. En filmant un basculement de l’histoire par le plus petit des angles (celui d’une famille égyptienne provinciale), la réalisatrice a le mérite de ne pas se laisser happer par le rouleau compresseur événementiel. Il s’agit plutôt de cerner comment l’idée de la démocratie s’installe dans les consciences, flotte dans l’air avant de s’échapper, prend corps puis s’évanouit. Le problème est que cette observation patiente cache mal ses intentions, et semble venir illustrer un article du Monde Diplomatique sur les apories de la démocratie en terre musulmane.
Pour vivre des sensations fortes, il fallait donc plutôt se perdre dans le labyrinthe des sections parallèles, au programme proprement hallucinant : une précieuse rétrospective Satoshi Kon, un Double Feature confrontant chacun des films de Kiyoshi Kurosawa à un choix du réalisateur (l’occasion de voir quelques incroyables raretés, comme Lifeforce de Tobe Hooper), un beau kaléidoscope sur la Grande Guerre, ainsi qu’une transversale thématique sur le Voyage dans le temps — laquelle invitait, entre une projection d’Un jour sans fin et une autre d’Abattoir 5, les avant premières du nouveau Straub et du dernier Oliveira. De quoi secouer une sélection officielle assez tristoune, où beaucoup de films étaient à l’écoute du monde, mais où trop peu s’aventuraient à le réinventer.