De la faillite imminente d’un nightclub (Go Go Tales) à la descente aux enfers de DSK (Welcome to New-York), de la fin du monde (4h44 Dernier jour sur Terre) à l’assassinat de Pasolini, la filmographie récente de Ferrara a pris la forme à la fois fiévreuse et tranquille d’un compte à rebours avant l’apocalypse. Pasolini, à son tour, compte donc les heures qui s’écoulent en direction d’une scène attendue, laquelle dépose en retour une aura tragique sur tout ce qui la précède. À ce titre, le film vise moins le « biopic » qu’une sorte de procès verbal fantasmé, comme le faisait déjà Welcome to New York. Dans les deux cas, Ferrara se lance le défi pour le moins risqué de poser des images sur un trou noir factuel (l’agression du Sofitel, la mort de Pasolini), pour s’approprier ce qui avait été, jusque-là, abandonné à l’imagination de chacun. Le portrait à charge de DSK venait ainsi faire de l’agression un micro-événement, à peine saillant, perdu dans un magma de libido triste et mal-élevée : c’était le portrait d’un diable aux nombreux délits, qui réclamait notre pitié lors d’un regard-caméra terminal. A l’inverse, Pasolini s’annonce comme une hagiographie, au sens le plus littéral, en narrant le dernier jour de la vie d’un saint martyr.
Si bien que, si Welcome to New York était assumé comme délire bouffon et ordurier, la première partie de Pasolini inquiète pour des raisons strictement inverses : englué dans l’admiration de Ferrara pour Pasolini, le film semble d’abord prendre le chemin inquiétant de l’hommage poli et académique. Pasolini y est canonisé dès le premier plan et le film s’annonce clairement comme sage collection de fétiches : Pasolini fume derrière ses lunettes trop brillantes, est tiré du lit par sa mère, lit le journal en jean pattes d’éph’ avec un sérieux confinant au ridicule, etc.
Mais Ferrara trouve une première issue à ce protocole édifiant, en gangrénant progressivement son récit avec l’imminence de l’événement vers quoi il est tendu : l’écho du drame est partout, à commencer par la débâcle politique et morale que Pasolini ne cesse de commenter à longueur d’interviews. A l’instar de 4h44, le film glisse alors vers un mouvement plus erratique, comme s’il se fatiguait à mesure qu’il s’engouffre dans la nuit. Et cette fatigue culmine dans la scène, tardive et magnifique, qui décrit la soirée passée par Pasolini avec son agresseur présumé, Giuseppe Pelosi, un gigolo de 17 ans. Lorsque Pasolini regarde le jeune Pelosi dévorer son plat de pâtes, on le sent abattu, arrivé au bout de sa fatigue, tout juste capable d’un désir transi et désespéré. Eloquent et sûr de lui dans les interviews où il évoque la situation de son pays, il apparaît soudain désarmé quand il tente de nouer un contact avec ce personnage qui lui tend, dans sa nonchalance et son animalité, le visage de son pays.
L’autre issue tient à l’usage que Ferrara fait des œuvres posthumes de Pasolini. Si 4H44 était entrecoupé d’un bouillon d’images télévisuelles, le fil de la journée de Pasolini est lui-même mêlé de scènes adaptées de Pétrole, son roman inachevé, et d’un scénario posthume, Teo-Porno-Kolossal, narrant le trajet d’Epifanio et de son serviteur Nunzio, guidés par une comète censée les mener jusqu’au paradis en passant par plusieurs villes italiennes. Ce maillage entre faits et fiction, qui postule progressivement une égalité ontologique entre le corps de l’homme et son œuvre, culmine dans la scène de l’assassinat. Abandonnant le crâne meurtri de Pasolini, la caméra exécute un bref mouvement d’ascension vers le ciel, où l’attend une scène adaptée du scénario posthume : le corps mutilé passe le relais à l’oeuvre, qui fait alors office de corps glorieux.Ce mouvement figure également le passage de relais du maître à l’élève. Le film est ainsi principalement joué en anglais, et ce, alors même qu’une poignée de scènes (le dîner avec Pelosi) le sont en italien et que Willem Dafoe est notoirement italophone. À ce sujet, Ferrara explique très simplement qu’il a découvert Pasolini en anglais, qu’à ce titre « son » Pasolini ne parle pas italien, et que le film est donc moins fidèle au maître qu’à l’image que s’en est fait l’élève. Venu présenter son film à la Cinémathèque Française, il se justifiait plus avant en convoquant l’argument, a priori incongru, de sa récente conversion au bouddhisme : le bouddhisme, expliquait-il, enseigne qu’il est nécessaire de méditer sur ses maîtres. Or dans 4h44, déjà, Ferrara filmait les dernières heures d’un couple adepte de méditation bouddhique, recherchant une forme de sagesse zen juste avant la fin du monde. Le film se refermait sur un fondu au blanc qui était tout à la fois le nirvana et l’apocalypse, réunis en une couleur. Ce blanc luminescent revient dans Pasolini : c’est la couleur du paradis qui s’éloigne d’Epifanio et de Nunzio à mesure qu’ils s’en approchent. Et le même sentiment, traversant ces deux films jumeaux : celui d’une douleur traumatique que Ferrara cherche à transmuer en stoïcisme consolateur.