Les graffiti sur les murs de nos villes méritent-ils d’être appelés de l’art ? D’ailleurs, qui fixe la frontière entre ce qui est art et ce qui n’en est pas ? Vieille polémique, encombrée de clichés, que le romancier Arturo Pérez-Reverte met au centre de ce petit polar compact et rythmé, sur les traces d’un tagueur de génie nommé Sniper. Mystérieux, invisible, Sniper n’est connu de personne. Mais ses coups d’éclat, eux, ont fait de lui l’un des artistes les plus renommés du monde : ses œuvres géantes sont peintes dans des endroits incroyables et des conditions hors du commun, avec des slogans anticonsuméristes provocateurs ; en guise de signature, un cercle de visée, dont il a tiré son nom. « Nous parlons de l’artiste le plus fameux et le plus recherché de l’art urbain, à mi-chemin entre Bansky et Salman Rushdie… Une légende vivante ».
Ennemi juré de la police et des municipalités, Sniper est vénéré par toute la communauté des tagueurs. De temps en temps, il lance un défi à ses émules : attaquez-vous à tel monument, tel quartier, au mépris du danger, pour l’amour du geste. Hélas, il arrive que ses suiveurs ne soient pas au niveau ; certains y ont trouvé la mort, à l’image de ce rejeton de millionnaire tombé d’un toit, alors qu’il tentait de taguer les murs d’une Fondation appartenant à son propre père… Sentant le filon, un éditeur missionne la narratrice, spécialiste du graffiti, pour remonter sa trace. A elle de convaincre l’artiste d’accepter un pont d’or pour publier un livre exceptionnel, assorti d’une exposition au MoMA. L’enquête peut commencer ; bien vite, l’héroïne découvre qu’elle n’est pas la seule à vouloir mettre la main sur Sniper, et que certains mauvais plaisants pourraient parasiter ses recherches…
Le scénario n’est pas d’une originalité débordante mais Pérez-Reverte conduit son intrigue tambour battant, sans détours et avec un remarquable talent de metteur en scène. Les rencontres s’enchaînent, les décors aussi (Madrid, Lisbonne, Vérone, Naples…), et la personnalité vigoureuse de l’héroïne, lesbienne intrépide que la baston n’effraie pas, donne à l’ensemble un côté viril qui n’est pas sans charme. Pour qui n’y connaît rien, l’aspect documentaire sur le matériel des tagueurs, leur mœurs et leur code d’honneur, est fort intéressant, sans lourdeur ni longueur ; seul le dialogue final, passage forcé sur l’art, l’illégalisme et la récupération marchande, paraît un peu didactique. Le livre est cependant sauvé par son twist final, qui rajoute une couche de mystère au moment où l’on pensait avoir tout éclairci. De la belle ouvrage, qui continue à sa façon d’explorer les thèmes qui habitaient déjà l’un des succès du romancier espagnol, Le Peintre des batailles.
Photo : Andrew Habeck