Comme, en leur temps, Boy George, Tariq Ramadan ou Lily Allen, le finlandais Sasu Ripatti s’est récemment vu refuser son visa d’entrée aux Etats-Unis. Du coup, sa tournée de deux semaines est tombée à l’eau. Tant mieux. Car au lieu de bouder dans son coin, il a pris le parti de rentabiliser ce temps libre pour composer un nouvel album. Une réaction peu surprenante de la part de Ripatti qui, sous le nom de Vladislav Delay, a déjà publié une trentaine d’albums. En ajoutant ceux qu’il a sortis sous ses autres alias (Bright People, Conoco, Luomo, Luukas, Onnekas, Sistol et Uusitalo) on n’est pas loin d’atteindre la centaine de disques, d’obédience glitch ou house, ambient ou broken beats.
La discographie de Ripatti est trois fois plus longue que celle de Bob Dylan. Cela en fait-il un nonagénaire ? Non. C’est juste que Ripatti, 38 ans, compose ses disques à un rythme effréné, comme s’il manquait de temps, et qu’il devait le saisir au vol. C’est semble-t-il exactement ce qui se passe : Ripatti, quand il devient Vladislav Delay, prend le temps, le malaxe comme de l’argile, le manipule avec ce qu’il faut de lenteur pour que jamais il ne se pétrifie, et avec suffisamment d’ardeur pour en extirper des merveilles. Plus que n’importe quelle autre, la musique de Vladislav Delay s’écoute au casque, dans la concentration, dans l’attente de ce qui va advenir. Si l’on accepte de jouer le jeu, on ne risque pas d’être déçu.
Ces dernières années, Ripatti s’était plutôt attelé à une musique rythmique et tendue. Ses deux albums publiés chez Raster-Noton, le faramineux Vantaa (2011), et l’aride Kuopio (2012), auquel s’ajoute l’EP Espoo (2012), prenaient le parti d’une musique dont tous les paramètres sont structurés par des séries – le parti de la musique sérielle, donc. Souvent lents et étirés à l’extrême, les morceaux de Vladislav Delay ne stagnent néanmoins jamais, comme s’ils étaient perpétuellement menacés de calcification. Toute la vie, intense, de cette musique réside dans cette tension entre le cours du temps qui passe et la résistance, essentielle, qu’elle oppose à la répétition du même.
Présenté comme son premier album ambient depuis dix ans, Visa prend lui aussi son temps, généreusement. Le morceau d’ouverture, « Visaton », dure plus de 23 minutes, et ne propose ni pulsations rythmiques, ni mélodies, ni arrangements harmoniques. Durant cette longue plage épurée prédomine un tempo uniquement articulé par une nappe sèche de clavier, qui change d’accords, rarement, mais toujours de manière impromptue. Et, pendant tout ce temps, se déroule l’ekphrasis sonore d’un paysage inconnu, visité par une infinité de variations. Des confettis de white noise se mêlent à des bourdonnements insectoïdes, un battement machinal fait soudain son apparition, avant de se fondre dans le souffle d’un vent sinusoïdal. On savoure pourtant la certitude que ce qu’on entend a un sens, que ce n’est pas n’importe quoi, que Ripatti n’aligne pas les signes arbitrairement, les uns après les autres. En un mot : on éprouve le plaisir de saisir – sans le comprendre – un langage nouveau, avec ce que le mot langage implique de cohérence, de systémique.
Le reste de l’album s’appuie sur « Visaton », cet immensurable prologue, qui parvient à tenir le rôle d’un lexique musical, tout en restant profondément plaisant, car incongru, inouï, savant mais spontané. Une fois le lexique exposé, on peut apprécier la relative diversité des morceaux plus courts, aux tons plus divers : « Viisari » est une version brève et inquiète de « Visaton », tandis que « Viimeinen », qui clôt l’ensemble, illumine Visa d’harmonies plus claires, animées par un souffle adouci, tout simplement émouvantes.
Il n’aura fallu à Ripatti que deux semaines, accordées par le zèle du service d’immigration US, pour composer Visa. Quand Resident Advisor lui demande si Visa s’est nourri des émotions d’un homme à qui on refuse l’entrée dans un pays, il répond par la négative. «Ce qui [l’]a marqué, c’est cet espace-temps inconnu, deux semaines impromptues, pendant lesquelles [il] n’avai[t] absolument rien de prévu – un espace vide, et ni idées, ni plans pour le remplir a priori ». Croisons les doigts pour qu’il entreprenne une tournée en Corée du Nord.