Depuis son fabuleux diptyque We Stay Together / Passed Me By (Modern Love, 2011), Andy Stott s’est forgé une identité sonore reconnaissable entre mille. Le son Stott, ultrasombre, évoque un gigantesque concasseur, coincé au fin fond d’une mine de pyrite de fer, manipulé par un être humain en proie à la mélancolie. Autour de la machine, deux ou trois zombies maigres essaient de danser. Depuis la surface, on perçoit un bruit imposant mais étouffé, minéral, noyé dans une ambiance sépulcrale et claustrophobe. Pour mieux entendre, on colle l’oreille au sol. Ce bruit qui vient d’en bas, c’est du Stott.
Sur Luxury Problems (2012), Andy Stott emploie le même modus operandi, mais balaie son dispositif anxiogène d’un rai de lumière, matérialisé par la voix d’Alison Skidmore, son ancienne prof de piano. La bass music carbonique de Stott bénéficia alors du clair-obscur que permettait cette voix d’ange. Le pari était risqué, mais Luxury Problem est à ce jour ce qu’Andy Stott a fait de mieux : un véritable miracle musical qui tire sa force de l’union des contraires, pour devenir le plus heureux des disques tristes, le plus gracieux des monstres des cavernes. En deux mots : une alliance parfaite entre la Belle et la Bête.
Le Mancunien poursuit lentement sa route vers la lumière avec Faith In Strangers (Modern Love toujours) qui, malgré son titre, n’a rien d’une invitation aux journées portes ouvertes du Temple Mormon. La morosité agressive de Stott montre de sérieux signes d’essoufflement, comme s’il quittait l’habitacle rouillé de sa concasseuse pour mettre le nez dehors, après des années de claustration. Ainsi « Time Away », qui ouvre l’album, est une jolie chose dénuée de rythme, un drone serein et symphonique évoquant un concert mélancolique de cornes de brume. Nous voilà sorti de la mine. Pas de quoi tomber la chemise non plus : cette introduction décrit un bord de mer nocturne et désolé, comme la suite de l’album, d’ailleurs. La marque sonore de Stott est bel et bien là, mais comme libérée de sa gangue, sensibilisée par l’air libre. Les basses perdent du poids, les rythmes leur grain rocailleux ; Stott abandonne même l’extrême compression des kicks, qui jusque là donnaient à ses disques leur saveur souterraine. Et bien sûr, la voix séraphique d’Alison Skidmore finit de tirer cette machinerie cacochyme vers le haut et la lumière. Tout s’éclaircit lentement, très lentement, jusqu’à ce qu’apparaissent des objets aux contours plus précis qu’à l’habitude. « Violence », par exemple, s’approche plus que jamais d’une chanson. Une ballade, en l’occurrence, à la sensualité ensorcelante.
Le faîte de cette timide ascension arrive avec « Science And Industry », sans aucun doute l’un des plus beaux morceaux de Faith In Strangers, et l’un des plus étonnants : sur 5’30, deux accords inquiétants s’enchaînent ad lib sur un tempo upbeat, et une rythmique très cold wave. On est là pour danser, en tirant une gueule de six pieds certes, mais pour danser quand même. À la fin du morceau, on entend le rire d’Alison Skidmore.
Et là c’est la fin. Stott réagit épidermiquement. Comme pris de crispation à l’écoute de ce rire pourtant bienvenu, de cette délicate scorie humaine et spontanée, il retourne à son antre, à la mine, à la concasseuse, à la corrosion et à l’enfermement. Ce qui donne lieu à des titres comme « Damage » ou « No Surrender », dénués de mélodie, tout en beats agressifs, en surcompression étouffante : du pur Stott, la colère en plus.
Ce n’est pas l’impression de retour en arrière qui gâte un peu ce beau disque sombre et romantique, c’est ce qui en résulte. Ce que l’on gagne en storytelling, on le perd en qualité musicale. Les derniers morceaux de Faith In Strangers semblent négligés, qu’ils s’inscrivent trop évidemment dans la veine des précédents albums sans rien apporter de neuf (« How it Was »), ou qu’ils présentent tout simplement moins d’intérêt, sonore ou mélodique (le titre de fin, « Missing », composé et joué à la contrebasse, ne semble aller nulle part, comme un brouillon abandonné).
Faith In Strangers est splendide mais un tantinet frustrant ; si Stott semble avoir entamé sa mue, il nous laisse avec un vague sentiment d’inachevé. On regrette de ne pas avoir eu la chance d’entrevoir la lumière plus limpide et plus noire, tout à fait inédite, que le bassmaker s’apprêtait à nous proposer en fin de parcours, s’il n’avait pas brutalement étouffé la nitescence d’Alison Skidmore comme on mouche une chandelle.