La trilogie de La Passion des anabaptistes, dont le deuxième tome vient de paraître, n’est pas une bande dessinée historique, mais une aventure punk. Ou un essai situationniste, un pamphlet décadent, un poème symboliste, un théâtre de papier romantique – comme on voudra. Bien sûr, David Vandermeulen n’en a pas écrit le récit sans avoir entrepris de méticuleuses recherches de documentation, épaulé par le dessinateur Ambre, qui a mis à profit son travail à la BNF pour réunir une abondante iconographie contextuelle : Dürer, Cranach, Holbein, Weiditz, Gerung, sans oublier Bosch ou Bruegel, comptent parmi les sources évidentes de son inspiration graphique. Tout cela respire l’authenticité historique, jusque dans le choix de la typographie, spécialement numérisée pour l’occasion. Les deux auteurs y racontent l’histoire méconnue et véritable des violentes convulsions réformatrices qui secouèrent l’Allemagne au début du XVIe siècle. Le destin d’hommes qui cherchèrent à s’extirper de l’obscurantisme moyenâgeux et de l’emprise superstitieuse du pouvoir religieux. Le récit d’une secte protestante qui voulut renverser le pouvoir en place avant de se disperser dans un fanatisme hérétique. On perçoit ici dans toute leur vérité les balbutiements fiévreux de l’Humanisme, ainsi que sa mort annoncée dans l’horreur des guerres de religion.
Mais ce n’est pas une bande dessinée historique pour autant. Le récit ne verse pas dans une pédagogie qu’on associe souvent à l’exercice, au contraire : en développant deux récits parallèles (les épisodes de la vie de Luther et ceux d’un autre anabaptiste à chaque tome, ici Thomas Müntzer), en multipliant les ellipses et en alternant les points de vue, la narration s’obscurcit légèrement, juste assez pour entretenir une enivrante atmosphère de mystère crépusculaire. La mise en scène graphique s’écarte tout autant des codes de la reconstitution historique : peu de décors référencés et monumentaux, mais un dessin à hauteur d’homme, au plus près des visages déformés par l’ombre, la haine, la peur, la souffrance et l’angoisse. L’expressionisme tétanisant d’Ambre se frotte alors à fleur de peau à ses personnages et à son sujet : l’Humanisme, dont la vocation consiste précisément à mettre l’Homme au centre de toutes les préoccupations. La bande dessinée ne développe finalement pas tant le récit des horreurs de l’Histoire que celui d’une histoire d’horreur.
Sa dimension fantastique et onirique se double aussi d’une passionnante portée politique. Depuis les Situationnistes et Guy Debord, on sait que le mouvement anabaptiste du début XVIe ne s’est jamais éteint et a perduré jusqu’à nos jours sous différentes formes. Car s’il y est beaucoup question de Dieu et de foi, l’épopée freak de la secte a des résonnances anachroniques préfigurant le marxisme. La querelle théologique se mua rapidement en insurrection politique, les anabaptistes – et Thomas Müntzer en particulier – traînant à leur suite des milliers de paysans à qui étaient promis un partage plus juste de la terre et des richesses. Soulèvement à l’idéologie communiste avant l’heure, cet épisode peut se concevoir comme un événement à contretemps, une révolution des pauvres survenue trop tôt et stoppée dans l’un des pires bains de sang dont l’homme fut capable. Dans Lipstick Traces (Gallimard), Greil Marcus retrace d’ailleurs brillamment le lien qui unit les hérétiques de l’Humanisme aux soubresauts les plus violents de l’Histoire, de la Commune du XIXe aux saillies punk des années 1970. Il y raconte surtout l’histoire de Jean de Leyde, un confrère de Thomas Müntzer (il fera d’ailleurs l’objet du dernier volume de « La Passion »), qu’il compare à John Lydon, l’un de Sex Pistols. Au-delà de la singulière paronymie, les rapprochements sont troublants, puisqu’on retrouve de l’un à l’autre le même défi aux autorités les plus hautes, et la même tendance à se détruire corps et âme pour arriver à un résultat identique : une libération de la manière la plus radicale qui soit.
Le sous-titre du livre de Debord était Une Histoire secrète du vingtième siècle. Or, c’est finalement de cela ou presque qu’il s’agit dans « La Passion ». Vandermeulen et Ambre semblent y parler secrètement de notre époque : austérité économique, indécence politique, insurrection, fanatisme, angoisse et désespoir millénariste ne sont-ils les caractéristiques de nos ces temps agités ? Les auteurs racontent ainsi le destin de toutes les révolutions, à l’image du parcours narratif de Thomas Müntzer : nées dans la souffrance, dans l’odeur des charniers d’une épidémie tant virale qu’idéologique, elles s’achèvent dans une souffrance plus grande encore, au milieu de l’ossuaire apocalyptique d’un génocide d’état.
Une pincée de Bosch, une goutte de Huysmans (période Là-bas pour ses épisodes à propos de Gilles de Rais), une cuillère à café de Debord et quelques litres d’une encre noire comme les ténèbres : telle est la belle et effroyable recette de Thomas Müntzer, bréviaire de notre monde vacillant au bord du gouffre.