Dernier studio capable d’enchaîner les jeux de stratégie grand public – près de six millions d’exemplaires pour Civilization V, sorti en 2010 – Firaxis gère sa licence phare avec prudence. Malgré ses nombreuses évolutions, comme l’intégration progressive à partir du troisième volet (datant de 2001) du soft power culturel et religieux, Civilization est restée fidèle aux principes érigés en 1991 : l’Histoire est un jeu qui désigne un vainqueur, et la société la plus avancée est forcément la meilleure. Si une telle vision du monde était déjà discutable juste après la chute du Mur de Berlin, au moment où l’Amérique se rêvait en superpuissance unique, et où l’on parlait très sérieusement de la « fin de l’Histoire », elle paraît aujourd’hui franchement surannée. Surtout lorsqu’on la compare aux bacs à sable de Paradox (Crusader Kings, Europa Universalis…), qui ont apporté à la grande stratégie un vrai renouveau en rappelant sans cesse au joueur à quel point l’histoire est imprévisible.
En nous emmenant sur une autre planète où tout est à refaire, et où après tout l’Histoire pourrait s’écrire différemment, Beyond Earth évite certes de remettre en cause le concept de Civilization, mais le jeu ne parvient pas pour autant à totalement masquer les signes d’usure. D’abord parce que la comparaison avec son prédécesseur Sid Meier’s Alpha Centauri (2001) est souvent cruelle : le jeu de Brian Reynolds (Civilization II, Colonization…) est resté dans les mémoires comme l’un des meilleurs titres de Firaxis, et il faut reconnaître qu’à côté de Chiron, sa planète hostile, dont la faune était l’un des principaux adversaires du joueur, le monde nouveau de Beyond Earth paraît bien fade et anonyme. Les aliens tous droits sortis de Starship Troopers, le terrain parsemé de miasmes toxiques tiennent plus de la nuisance que de la Némésis. Même indifférence quant aux leaders adverses et aux différentes factions, dénués de personnalité, et dont l’influence sur le jeu se limite à de vagues modificateurs : il faut se reporter à la Civilopédia, et donc presque au hors-jeu, pour découvrir qui se cache derrière la coopérative Pan-asiatique ou la Polystralie. On est loin de la puissance satirique de la Ruche humaine (un état totalitaire délirant) ou des Dévots du Seigneurs (des fondamentalistes totalement allumés) qui pimentaient la conquête d’Alpha du Centaure. Ensuite, la fiction ne parvient pas vraiment à justifier les mécanismes de jeu hérités d’une série qui raconte généralement l’histoire depuis l’âge de pierre… Les colons ont rapidement à leur disposition des avions et des satellites, mais ils sont incapables de voir ne serait-ce que le contour des autres continents. Il ne reste plus à Firaxis qu’à s’aventurer dans le domaine de la fantasy la prochaine fois, peut-être qu’avec un rien de magie le développeur réussira à donner plus de cohérence à son univers. A moins que la concurrence d’Age of Wonders III ou d’Endless Legend ne s’avère trop rude.
A vrai dire Beyond Earth, malgré le statut et la visibilité que lui confère la série, est un jeu modeste, qui tient plus du gros mod ou de l’expandalone de Civilization V que d’autre chose. Il hérite de nombreuses qualités de son prédécesseur, ainsi que de l’un de ses plus notables défauts : le système tactique qui interdit tout empilement est une bonne idée sur le papier, mais se transforme lors des combats d’ampleur en simulateur d’embouteillages, dans lequel le joueur peine à amener des troupes fraîches vers le front. Ces difficultés de circulation ne sont pas aidées par une carte plutôt plaisante à regarder mais qui nous joue de mauvais tour à l’usage : les plaines ressemblent comme deux gouttes d’eau aux déserts, les fertiles prairies se confondent avec les marécages putrides… Quant aux zones toxiques qui endommagent les unités, elles sont presque invisibles à moins de plisser très fort les paupières. L’interface dans son ensemble est d’ailleurs plus que perfectible, notamment la fenêtre de gestion des colonies, impersonnelle en diable, et dont les icônes masquent le terrain.
Pourtant, si l’on aborde Beyond Earth avec un rien de bonne volonté, il faut reconnaître que le jeu parvient à offrir un gameplay relativement efficace, grâce à une forme d’épure. L’arbre technologique, présenté pour la première fois sous la forme d’un réseau, a le mérite de la clarté, et la gestion de la santé des colons, qui remplace les complexes mécanismes de bonheur et de pollution, reste simple tout en demandant au joueur de planifier sa croissance dans une logique de biopolitique. Le système de quêtes, une première pour la série, permet en outre de guider le néophyte sans pour autant encombrer un joueur plus expérimenté qui saura affirmer sa stratégie. Laquelle risque fort, à moins qu’un correctif ne vienne affiner l’équilibre des mécanismes, de se résumer à multiplier les caravanes entre colonies… Même dans l’espace, le libre-échange reste roi.
Heureusement que le jeu se distingue avec le système d’affinités, une version plus affirmée des idéologies de Civilization V, qui demande au joueur d’adopter une stratégie et un développement technologique bien précis afin d’organiser la survie de sa colonie et de s’imposer. Ainsi, les tenants de la Pureté s’efforceront de terraformer la planète, les adeptes de l’Harmonie essayeront de préserver l’intégrité de l’environnement extra-terrestre, tandis que les Suprématistes tenteront de fuir vers une nouvelle réalité virtuelle. Le choix d’une affinité est d’autant plus essentiel que celles-ci sont l’une des principales clefs de la victoire. Elles influent largement sur le développement des unités – chacune permet de débloquer des troupes spéciales – et sur la géopolitique : autour d’elles se constituent les alliances, le commerce mondial et la course vers les gisements de ressources indispensables et propre à chaque affinité. C’est au moins l’assurance pour le joueur qu’il trouvera du nouveau selon la stratégie adoptée.
Episode mineur, Beyond Earth reste un Civilization, et même en petite forme, Firaxis parvient à nous accrocher. L’Histoire que racontent Sid Meier et les siens n’a peut-être plus guère de sens dans un monde où les théories classiques du pouvoir vacillent et où l’idéologie du progrès ressemble à une sinistre plaisanterie, mais il n’est pas interdit de trouver son bonheur dans la parenthèse enchantée du gameplay, qui comme détaché de tout objet, flotte dans un espace irréel où le joueur se meut et façonne une nouvelle terre à sa guise.